Gustave LE ROUGE

| 1.4 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

La chambre de M. Montbrichard, qui donnait sur une magnifique perspective de jardins et de palais, était meublée avec cette simplicité et cette entente du confort qui distinguent les Anglais.
 
Les murs, entièrement recouverts de larges panneaux de porcelaine fleuris d’arabesques polychromées, ne présentaient que des angles arrondis pour n’offrir aucune retraite aux blattes, cancrelats, moustiques, maringouins, tarakanes et autres vermines des pays chauds. Le plafond, creusé en dôme et très élevé, était muni d’un panka, dont les larges ailes de soie noire brodée d’or palpitaient lentement à intervalles réguliers, mises en mouvement par un invisible moteur électrique. Chacun des pieds du lit au sommier d’acier plongeait dans un vase rempli d’eau parfumée et antiseptique, de façon à former une espèce d’îlot inaccessible aux insectes. Enfin, les vitres des fenêtres, percées de milliers de petits trous, étaient, en outre, à renouvellement d’air automatique.
 
M. Montbrichard n’avait qu’à tourner un bouton placé à son chevet pour avoir de la lumière ou faire venir son boy Goatimou. Une salle de bains et une bibliothèque communiquaient de plain-pied avec sa chambre. Cette installation ne laissait rien à désirer, et le vieux savant, qui n’avait jamais été aussi bien soigné et aussi bien servi, trouvait l’existence fort à son gré. Il faisait deux parts de sa journée, lisant et écrivant quand il ne tenait pas compagnie à miss Emmy et aux nombreux visiteurs qui venaient passer la soirée et prendre le thé au palais, sous prétexte de s’informer du colonel. Ni Harry Chapman, ni George Dalcester, on le devine, ne manquaient à une seule de ces réceptions.
 
D’ailleurs, les nouvelles que le télégraphe transmettait chaque soir étaient excellentes. La petite armée que commandait le colonel traversait des pays parfaitement soumis et se grossissait à chaque étape des bataillons cipayes et des détachements annoncés par le message du vice-roi. Mais, à cause de la chaleur et du mauvais état des routes, la marche était lente.
 
Un matin, il y avait déjà quatre jours que le colonel était parti, M. Montbrichard avait fait transporter son rocking-chair près du bassin fleuri de lotus roses et blancs. Le chef abrité par un vaste camphrier, il lisait avec délices des lettres et des journaux arrivés de France. Il fut troublé, dans cette agréable occupation, par Goatimou, qui lui annonça qu’un brahmane, de la caste sanguinaire et aujourd’hui presque disparue des Ardavenas, désirait lui parler.
 
En sa qualité de membre de la Société asiatique et de professeur à l’École des langues orientales, M. Montbrichard était déjà connu des marchands à cause de ses nombreux achats de manuscrits. Il pensa qu’on lui apportait quelque Véda curieux et ordonna de faire venir l’indigène.
 
Goatimou revint bientôt suivi d’un jeune homme dont les vêtements étaient en haillons, mais qui paraissait énergique et fier. Son front était barré de trois lignes blanches horizontales tracées avec de la cendre de bouse de vache et du santal pilé.
 
Il s’inclina humblement devant M. Montbrichard et, après y avoir été autorisé, parla ainsi :
 
– Je me nomme Narayena ; je suis le frère de l’homme qui est en prison à cause de toi et je viens faire appel à ta miséricorde pour que tu ne réclames pas contre lui un châtiment trop sévère.
 
Narayena s’était exprimé en anglais, et M. Montbrichard, qui parlait fort mal cette langue, le comprenait suffisamment.
 
– Et comme je sais, continua le brahmane, que tu es un grand savant du Frangistan, je t’ai apporté deux beaux manuscrits de l’Ezour-Véda et du Rig-Véda que je te prie d’accepter en présent. C’est le seul que je puisse t’offrir.
 
L’orientaliste, enchanté d’une telle aubaine, promit tout ce qu’on voulut et s’empara, d’une main tremblante de joie, du précieux document, sans réfléchir, hélas ! le malheureux, qu’il compromettait gravement sa dignité en recevant une sorte de pot-de-vin de la part de son voleur.
 
Le rusé Narayena s’empressa de se retirer dans la crainte que quelqu’un ne vînt avertir le vieillard de sa bévue ; mais son visage était illuminé d’un sourire triomphal.
 
Il n’avait pas plutôt tourné les talons, que M. Montbrichard envoya Goatimou à sa poursuite avec une dizaine de roupies d’argent. L’Hindou avait déjà disparu sans que le boy pût voir quelle direction il avait prise.
 
En quittant le palais, Narayena s’était engagé dans les ruelles tortueuses de la ville hindoue. Après avoir longé une haute muraille, il prit dans sa poche une clef, ouvrit une petite porte et se trouva dans un jardin ombragé de grands arbres où l’attendait le capitaine Chapman.
 
Tous deux s’entretinrent à voix basse, puis le capitaine remit au brahmane une bourse assez pesante et les deux hommes se séparèrent.
 
Narayena, au nom de son frère, avait promis qu’aucune révélation sur la complicité de Chapman ne serait faite devant les juges et, grâce à l’étourderie de M. Montbrichard, il était probable que l’Hindou serait acquitté ou du moins condamné à une peine légère.
 
Miss Emmy, qui appréciait sainement la situation, tança d’importance son tuteur.
 
– Vraiment, dit-elle, ce n’est pas sérieux. Si cela continue, les rôles seront intervertis : vous serez le pupille et moi la tutrice.
 
M. Montbrichard écouta ses remontrances d’un air penaud. Il était d’autant plus humilié, qu’il avait reconnu que les deux manuscrits de Narayena étaient habilement truqués et n’avaient aucun caractère d’authenticité. Il eût pu s’en procurer plusieurs douzaines de semblables à très bon compte. Il se garda bien, d’ailleurs, de raconter cette dernière déconvenue à miss Emmy. Dans l’après-midi, George Dalcester fit une courte visite au palais et, sous le sceau du secret, fut mis au courant du stratagème de Narayena.
 
L’anecdote lui parut extrêmement réjouissante.
 
– Ces Hindous sont tous de maîtres fourbes, lui dit-il. On vous a tendu un piège et vous y êtes naïvement tombé ; mais au fond, le mal n’est pas grand.
 
– Certes, non, répondit M. Montbrichard. Que m’importe à moi que Lyoni soit condamné ou acquitté ? Il ira se faire pendre ailleurs, voilà tout.
 
– Vous oubliez, répliqua miss Emmy, que notre ami va se trouver dans une situation un peu ridicule lorsqu’il fera sa déposition devant les juges.
 
– J’arrangerai cela, fit George Dalcester. Le constable du tribunal des affaires indigènes est un de mes anciens camarades du collège d’Eton. Je vais lui exposer le fait tel qu’il est. Comme je le connais, il se fera un vrai plaisir de déjouer la malice des deux Hindous et il dispensera notre ami de se rendre à une ennuyeuse convocation.
 
Le lieutenant réussit pleinement dans la mission dont il s’était chargé, et quand Lyoni, secrètement prévenu par son frère, parla des deux manuscrits qu’avait acceptés le vieillard de Frangistan comme dédommagement, le juge le tança vertement.
 
– Ton frère, dit-il, devrait être assis à tes côtés ; il est aussi voleur que toi. Je suis au courant de l’histoire ; il a voulu vendre à l’étranger, comme objets rares, des manuscrits sans valeur. Mais comme cet homme de bien a intercédé pour toi, je me contenterai de te faire appliquer dix coups de rotin en t’engageant à mener désormais une vie plus exemplaire.
 
Après cet arrêt expéditivement rendu, Lyoni malgré ses protestations d’innocence fut entraîné par les pions de police jusqu’au poteau élevé en face du thana ou prison située à côté du bazar. La foule s’attroupa autour du patient déjà ligoté tout nu. Puis l’exécuteur fit siffler sa baguette qui alla s’amortir avec un bruit mat sur le dos du condamné, un second coup suivit de près le premier et alla tomber quelques lignes plus haut.
 
Les exécuteurs, gens experts, savent mesurer savamment la portée de leurs coups, de façon à former sur la peau des espèces de gradations. Ainsi le châtiment a un double effet. Comme le dit M. Aubert « il est à la fois douloureux et infamant, car jamais les traces des coups ne s’effacent. Le supplice du rotin participe du knout et de la marque ».
 
Ces sortes d’exécutions sont si fréquentes que c’est à peine si le public y fait attention pendant quelques minutes.
 
Lyoni, dont les reins étaient zébrés de marques sanglantes, mais dont le visage était resté impassible, reprit son pagne et s’éloigna tout courbé par la souffrance.
 
Une fois sorti de la foule qui se pressait autour du bazar, il retrouva son frère Narayena qui lui offrit l’aide de son bras pour arriver à la maison qu’ils occupaient au fond d’un grand jardin et où le capitaine Chapman se rendait souvent incognito.
 
Lyoni s’allongea sur une natte, ses plaies furent pansées avec des compresses d’herbes aromatiques et une vieille femme paria, qui servait de domestique aux deux frères, lui apporta de l’eau de riz ou cauge et de callou, liqueur que l’on tire du cocotier.
 
Le malade goûta tour à tour des deux breuvages. Les compresses calmaient peu à peu les douleurs cuisantes de ses reins. Il éprouva un mieux sensible.
 
– Tu guériras vite, dit Narayena. Dans deux ou trois jours tu pourras sortir ; mais il est honteux qu’un brahmane de notre caste ait été traité d’une façon si ignominieuse.
 
– Crois-tu donc que je n’en tirerai pas vengeance ?
 
– Je t’y aiderai. Mais je veux qu’aucun de nos ennemis ne nous échappe. Le capitaine sera notre allié dans cette entreprise. Tu as été flagellé, à cause de lui, et je sais qu’il donnerait beaucoup d’or pour voir mourir le colonel et sa fille.
 
– Chapman viendra-t-il ce soir ?
 
– Oui. Je l’ai fait prévenir.
 
Après cette brève conversation, Lyoni tomba dans un assoupissement profond. Narayena, certain que son frère dormirait jusqu’au soir, sortit sans bruit, pour se rendre à la boutique d’un droguiste qui passait aussi pour receleur. En même temps que les poudres rouges et jaunes qui servent à composer le potton sacré et la cendre de bouse de vache dont les lingamistes se barbouillent le corps et le visage, on trouvait chez le vieux Sammonkh-Hamica du savon de Windsor, de l’eau de Cologne, des remèdes et des amulettes pour toutes les maladies et pour tous les chagrins. Il possédait même, assurait-on, le secret de ce fameux poison des radjahs si redouté des fonctionnaires anglais et qui foudroie instantanément à la dose d’un centième de milligramme.
 
Chemin faisant, Narayena se trouva brusquement nez à nez avec M. Montbrichard qui, suivi de Goatimou et abrité d’un large parasol, se promenait en flâneur par la ville. Le premier mouvement de l’Hindou fut de prendre la fuite ; mais voyant que le vieillard lui faisait signe d’approcher, en lui montrant quelques pièces d’argent, il s’avança la main tendue.
 
Goatimou, en lui remettant dix piastres, lui expliqua que c’était là le prix des manuscrits, mais qu’une autre fois il ne faudrait pas abuser ainsi de la confiance d’un étranger.
 
Quelques jours après, un des serviteurs du palais décédait subitement sans avoir donné aucun signe de maladie. On attribua sa mort à une insolation ou à la rupture d’un anévrisme et il fut remplacé. Mais le lendemain, un autre mourut de la même façon, puis un autre encore. Miss Emmy, sérieusement alarmée, établit une stricte surveillance et écrivit au chef de la police qui posta, mais sans résultat, plusieurs agents autour du palais. De plus, tous les comestibles furent soigneusement visités et essayés, avant de paraître sur la table des maîtres.
 
Huit jours s’écoulèrent. Mais sitôt que miss Emmy et ses amis se relâchèrent de leurs précautions, l’Hindou qui était spécialement attaché à la personne de Bakaloo succomba au mal mystérieux. Le péril devenait inquiétant.
 
– Évidemment, dit un soir George Dalcester, vous êtes en butte aux vengeances d’un empoisonneur.
 
– Je le crains fort, répliqua M. Montbrichard qui, d’abord enthousiasmé de l’hospitalité quasi royale des Anglo-Indiens, commençait à regretter sérieusement son modeste logis de la rive gauche.
 
– Il n’y a qu’une chose à faire, proposa le lieutenant Chapman. C’est de venir pour quelque temps vous réfugier chez mon père.
 
Miss Emmy secoua la tête.
 
– Je vous suis très reconnaissante de votre proposition. En agissant ainsi, c’est sur vous et sur votre père que j’attirerais le danger, si danger il y a.
 
La réception ce soir-là fut assez morne. Chacun tremblait d’approcher de ses lèvres les breuvages délicieux et glacés qui chargeaient la console du salon.
 
Vers dix heures, le sergent Mac Dunlop apporta la dépêche quotidienne du colonel. Les troupes anglaises depuis leur entrée dans le pays d’Assam avaient été très éprouvées par la fatigue. Il était presque impossible de faire avancer l’artillerie de campagne et les fourgons à travers une région extrêmement boisée et coupée de ravins et de précipices. D’ailleurs le colonel avait bon espoir. Un nouveau matériel et des mulets de rechange étaient en route pour le rejoindre. Dans une première escarmouche, les troupes de Khanda-Saïb, cependant armées à l’européenne, et commandées par des déserteurs cipayes, avaient éprouvé des pertes sérieuses.
 
On s’entretint quelque temps du pays d’Assam et de la gloire dont allait certainement se couvrir le colonel Printermont. Puis, l’obsession du danger fut la plus forte ; on se remit à parler des empoisonneurs.
 
– Tout cela est étrange, dit le lieutenant Dalcester. Je ne connais pourtant pas d’ennemis à miss Printermont.
 
– Vous oubliez Lyoni, murmura la jeune fille.
 
– Ce ne peut être lui. Le directeur de la police m’a affirmé qu’il est encore gravement malade des coups de rotin qu’il a reçus.
 
– Mais son frère ?
 
– Vous voulez parler du rusé Narayena ? interrompit le sous-lieutenant Chapman avec un léger trouble. Mon père s’est renseigné ; il a la certitude que Narayena est parti pour Hyderabad.
 
À ce moment, un épouvantable barrissement déchira l’air.
 
– Hélas ! s’écria miss Emmy, les misérables, ils viennent de tuer mon pauvre Bakaloo ! Courons vite.
 
Tout le monde se dirigea vers l’écurie de l’éléphant. Des serviteurs accoururent avec des flambeaux. Mais un spectacle horrible figea les spectateurs, dès le seuil, muets et tremblants d’épouvante.
 
Au centre du vaste hangar, sur un monceau de paille de riz, un homme était étendu, la bouche ensanglantée, les yeux révulsés par l’agonie. D’une de ses pattes puissantes, Bakaloo écrasait la poitrine du misérable. Sous la formidable pesée, les os de la cage thoracique craquaient. L’homme eut une dernière convulsion, puis se raidit immobile au milieu du ruisseau de sang qui s’échappait de sa bouche.
 
M. Montbrichard avait aussitôt emmené miss Emmy et l’avait fait asseoir, aussi pâle qu’une morte, presque évanouie, sur un des fauteuils du salon.
 
Pendant ce temps, George Dalcester et Harry Chapman s’approchaient du cadavre que Bakaloo, son œuvre de justice accomplie, avait abandonné avec mépris en se réfugiant dans l’angle le plus éloigné, là où sa litière n’était pas souillée de sang.
 
George se pencha vers l’homme.
 
– Mais, c’est Narayena, et jetant au sous-lieutenant Chapman un regard étrangement aigu et glacial : Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous affirmiez, il n’y a qu’un instant, qu’il avait quitté la ville.
 
Le sous-lieutenant devint blême.
 
– Mais… je le croyais… bégaya-t-il, je ne sais pas pourquoi il se trouve ici.
 
– Ce n’est pas difficile à deviner, Monsieur Chapman. Regardez ce flacon qu’il tient encore dans sa main crispée.
 
– Mais…
 
– Regardez aussi cette échelle encore appuyée contre le réservoir d’eau, comprenez-vous maintenant ?
 
Le sous-lieutenant Chapman lança, à la dérobée, un terrible regard à son rival ; puis, reprenant un peu de sang-froid :
 
– Assurément, fit-il, il y a des preuves d’une odieuse machination.
 
– C’est bien mon avis.
 
– Vous me voyez encore tout tremblant… Cette chère Emmy ! Mais, à propos, que faisait donc, pendant ce temps, le cornac de l’éléphant ?
 
Goatimou, qui se trouvait au nombre des serviteurs présents, montra d’un geste une forme allongée dans un coin sombre. Le malheureux cornac avait été étranglé en plein sommeil. Son cou portait encore la trace livide des doigts de Narayena autrefois affilié à la secte des Thugs et adorateur fervent de la redoutable déesse Kâli.
 
Sur un signe de George, les serviteurs firent disparaître les cadavres, lavèrent le sang à grande eau et retirèrent la litière de l’éléphant, que l’un d’eux reçut l’ordre de ne pas perdre de vue jusqu’au lendemain matin.
 
Quand les deux rivaux rentrèrent au palais, miss Printermont avait regagné ses appartements. M. Montbrichard, très impressionné par le spectacle affreux qu’il avait vu, en avait fait autant. Il ne restait plus aux deux visiteurs qu’à se retirer. C’est ce qu’ils firent, après avoir échangé quelques paroles de froide politesse.
 
Quand le sous-lieutenant Chapman rentra dans le cottage qu’il occupait en compagnie de son père sur les confins de la ville anglaise, le capitaine n’était pas encore couché. Il semblait attendre le retour de son fils avec une fiévreuse impatience.
 
– Eh bien ? demanda-t-il. Et ces empoisonnements ? Y a-t-il du nouveau ?
 
– Oui, c’est terrible.
 
Le capitaine était haletant d’une joie diabolique.
 
– Emmy serait donc morte ? s’écria-t-il.
 
– Non. Il y a seulement un cornac étranglé, mais l’empoisonneur a été surpris et exécuté par Bakaloo. Pourquoi donc, père, m’aviez-vous dit que ce misérable Narayena avait quitté la ville ? Dalcester m’a regardé d’un air singulier. Vous êtes déjà suspect à cause de vos relations avec Lyoni.
 
– Voilà qui n’avance guère nos affaires près de l’héritière aux millions.
 
– Aussi, pourquoi accueillez-vous de pareils bandits ? Je n’ai jamais compris cela. Il court sur nous tant de mauvais bruits !
 
– Est-ce bien mon fils qui accueille les calomnies et les mensonges dont les envieux essayent de ternir ma réputation ? Il ne t’appartient pas de me juger. J’ai toujours agi en bon père et en brave soldat. Quant aux millions de la dédaigneuse Emmy, ils t’appartiendront un jour, je te le promets.
 
Chapman avait parlé d’un tel ton que son fils regagna sa chambre sans oser ajouter une parole.
 
Resté seul, le capitaine mit dans sa poche un revolver, après avoir vérifié les cartouches et se glissa doucement dans la rue silencieuse où la lune allongeait en profils fantastiques les ombres bleues des temples et des palais.
 
Bientôt il arriva, sans avoir rencontré personne, jusqu’à la petite porte du jardin dont il avait la clef et marcha dans la nuit épaisse des ombrages jusqu’à la maisonnette où Lyoni, tout à fait rétabli de sa bastonnade, attendait son frère en mâchant du bétel qui lui faisait la salive couleur de sang. Le brahmane paraissait morne et abattu ; il se dérangea à peine à l’arrivée de Chapman.
 
– Te voilà déjà ? dit-il ; tu es venu avant mon frère.
 
– Ton frère ne viendra plus. Il est mort sans avoir accompli son œuvre.
 
Lyoni poussa une exclamation de désespoir, puis écouta, impassiblement, le récit du capitaine.
 
– Tu comprends, dit celui-ci en terminant, que tu ne peux rester ici une minute de plus. Tu n’as que le temps de fuir. Dès que le soleil se lèvera, les gens de la police viendront pour te saisir.
 
– Et tu as grande hâte que je m’en aille de peur que je ne trahisse tes secrets. Tu m’apportes sans doute un peu d’or ; je connais tes façons d’agir. Tu es trop heureux de te débarrasser de moi. Mais si je restais ?
 
– Reste si tu veux ; peu m’importe. Tu auras le sort de ton frère ; voilà tout.
 
Lyoni garda le silence, si longtemps que Chapman commençait à être inquiet.
 
– Allons, décide-toi, lui dit-il, ou je te quitte.
 
Et le capitaine palpait dans sa poche la crosse de son revolver tout prêt à en faire usage pour supprimer son complice.
 
– Eh bien, soit, dit Lyoni comme à regret, je partirai. Mais ma vengeance n’en sera que plus complète.
 
– Où iras-tu ?
 
– Je ne devrais pas te le dire ; tu es un traître. Tout à l’heure, j’ai vu briller dans tes yeux la pensée de meurtre ; mais comme tu ne peux rien contre moi, je t’avoue que je me rends dans le pays d’Assam pour y poursuivre mon œuvre. Tu auras de mes nouvelles d’ici peu.
 
Chapman ne put rien tirer de plus de Lyoni. Celui-ci se tenait sur la défensive et se refusait à fournir aucun détail sur ses projets. Mais le capitaine en savait assez pour comprendre que c’était à sir John que le brahmane allait maintenant s’attaquer. Enchanté de la tournure que prenaient les événements, il remit à l’Hindou une dizaine de livres sterling et eut la satisfaction de le voir se mettre en route non sans avoir brûlé quelques papiers compromettants.