Gustave LE ROUGE

| 1.5 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

 

Quelques heures plus tard, quand les pions de police se présentèrent, la maison était vide et Lyoni avait déjà plusieurs lieues d’avance sur le chemin du pays d’Assam. Sa fuite n’étonna personne mais eut pour résultat de faire renaître la tranquillité et la confiance dans le cœur de miss Emmy et de ses amis.
 
Bakaloo fut pendant toute une semaine le sujet des conversations et le héros à la mode.
 
Le Bénarès Herald et l’India Scientific Review publièrent sur l’instinct des éléphants et surtout de Bakaloo deux longs articles de M. Montbrichard, traduits en anglais par miss Emmy avec la collaboration du lieutenant George. Les nouvelles de sir John étaient toujours très rassurantes. Le corps d’armée avançait maintenant sans rencontrer d’autres ennemis que la chaleur et la fatigue. L’occupation du pays et la pacification se feraient presque sans coup férir.
 
M. Montbrichard s’accoutumait petit à petit à l’indolente et délicieuse existence que l’on mène dans les Indes. Il s’était mis à étudier les dialectes locaux ; il s’intéressait à la botanique et faisait même sous la direction de sa pupille de sérieux progrès dans la prononciation de la langue anglaise.
 
Les Chapman père et fils étaient redevenus les hôtes assidus du palais et rivalisaient d’attentions et de prévenances envers miss Emmy. Ils avaient même reconquis les bonnes grâces de M. Montbrichard.
 
– Je ne dois pas les rendre responsables de ce qui est arrivé. Ce n’est pas de leur faute si le guide qu’ils m’ont indiqué était un filou… Tout le monde peut se tromper… Décidément, je les avais mal jugés, dit-il un soir à miss Emmy.
 
– Je suis de votre avis, répondit la jeune fille. Sans me sentir attirée par de bien vives sympathies vers mes cousins Chapman, je crois, comme vous, que ce ne sont pas de méchantes gens et qu’ils ont été beaucoup calomniés.
 
Ce soir-là, miss Emmy se sentait d’excellente humeur. Les invités habituels venaient de se retirer après une soirée musicale des plus réussies. La jeune fille jouissait encore quelques instants de la beauté de la nuit et s’entretenait avec M. Montbrichard avant de se retirer dans ses appartements.
 
La dépêche expédiée ce soir-là par le colonel était remplie de bonnes nouvelles ; sir John racontait qu’il avait écrasé l’armée ennemie à l’entrée d’un défilé et que les partisans du radjah d’Assam étaient en pleine déroute.
 
Le vieillard et la jeune fille se séparèrent avec un cordial shake-hand et le palais tout entier retomba dans le silence.
 
Une heure ne s’était pas écoulée que M. Montbrichard fut tiré du paisible sommeil où il était plongé par les éclats retentissants du gong que répercutaient les voûtes de marbre des vestibules et des salles.
 
Le vieux savant s’habilla en toute hâte. Il est sans exemple dans l’Inde que l’on se permette dans la seconde moitié de la nuit de troubler ainsi le repos de ses voisins. Il devait se passer des événements graves.
 
Dans le grand salon où se pressaient les serviteurs effarés, il trouva le capitaine Chapman, l’air, en apparence, très affligé, mais de cette tristesse de circonstance qui n’est qu’une politesse pour les deuils que nous ne partageons pas.
 
Au même moment, miss Emmy descendait, les yeux rougis de sommeil, ses beaux cheveux retenus par un peigne de perles ; elle avait à peine pris le temps de revêtir un peignoir de tussor.
 
– Eh bien, s’écria-t-elle, qu’y a-t-il ? Ce brusque réveil au milieu de la nuit… ces mines consternées… Je devine qu’il est arrivé quelque malheur à mon père. Parlez vite, mon cousin.
 
– Ayez du courage, miss Emmy !
 
– Mon père est mort ! Oh ! dites-moi la vérité, je suis disposée à tout entendre, plutôt que de demeurer dans une aussi cruelle incertitude.
 
– Non, votre père n’est pas mort, je vous en donne ma parole. Il n’est même pas blessé.
 
– Ah !…
 
– Mais il est depuis huit jours prisonnier du radjah d’Assam et depuis huit jours on est sans nouvelles de lui.
 
– Mais c’est impossible ! Ce soir encore, il me télégraphiait le récit d’une victoire. On a dû vous tromper.
 
– Je le voudrais bien. Sachez, quoi qu’il m’en coûte de vous chagriner, que toutes les dépêches que vous avez reçues depuis une semaine sont l’œuvre de l’ennemi qui a réussi à s’emparer des appareils de télégraphie sans fil dont quelques transfuges ont indiqué le maniement.
 
– Mon père a été trahi ! s’écria miss Emmy, d’une voix mourante, et elle tomba évanouie dans les bras de M. Montbrichard.