Gustave LE ROUGE

| 1.7 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

 

Dès lors miss Emmy ne donna plus aucun signe de faiblesse. Depuis cet entretien décisif, on eût dit qu’elle avait hérité du sang-froid méthodique et de l’esprit d’organisation de son père. Elle décida que le chemin de fer qui rejoint la ligne de Patna à Calcutta était trop lent et surtout incommode ; les bagages seulement furent dirigés par cette voie et il fut convenu avec le capitaine Chapman, son fils et George Dalcester, qu’elle attendrait le départ de l’expédition sur la frontière même du pays d’Assam, à la bouche du Brahmapoutre. Elle devait s’y rendre en automobile. M. Montbrichard, un peu tatillon de sa nature, fut surpris de la rapidité avec laquelle ces décisions furent prises et exécutées. Il croyait rêver et, lorsqu’il se trouva confortablement assis aux côtés de miss Emmy, dans une « soixante chevaux » qui faisait du cent dix à l’heure, il poussa un soupir mélancolique. Sur la banquette d’arrière, la petite Kate et le fidèle Goatimou étaient assis d’un air digne.
 
À droite, à gauche fuyaient avec rapidité des forêts de cocotiers et de canneliers en fleurs, dont les différents feuillages couverts de rosée s’irisaient aux rayons du soleil levant.
 
Des volées d’oiseaux chantaient, piaulaient et jacassaient dans les branches : les aras au bec jaune, les bengalis, les paons, les faisans sauvages et les hérons.
 
Les serpents d’arbres étiraient leurs corps bruns et tachetés et poursuivaient les rats palmistes jouant et sautant de rameau en rameau, de liane en liane jusqu’au sommet des plus grands arbres. Puis, c’étaient des singes grimaciers, accrochés par le bout de la queue à de fragiles baguettes et qui se réfugiaient en gambadant vers les profondeurs de la jungle.
 
De temps à autre, un tigre traversait la route ou bien un boa déroulait lentement ses anneaux dans la poussière.
 
Alors le chauffeur poussait la roue directive vers la troisième vitesse, faisait retentir les sonores appels de sa trompe et la course vertigineuse continuait. Tout à coup apparaissait un village hindou avec ses huttes de paille, ses grands figuiers banians et quelquefois la croix de fer doré d’un temple protestant qui brillait dans la verdure des cocotiers. Et la forêt vierge recommençait ou la jungle avec ses grands roseaux bruissants. Des escarpements jaillissaient avec leurs roches rouges étincelantes de mica. Une minute encore et c’étaient les ruines majestueuses d’un temple dont la façade était supportée par des centaines d’éléphants taillés dans le granit et dont les trompes s’abaissaient avec une résignation respectueuse. Des palmiers avaient pris racine dans la pierre des balcons et remplaçaient de leur feuillage les étendards de soie des radjahs défunts.
 
– Arrêtons-nous, s’écriait M. Montbrichard émerveillé.
 
– Non, ce n’est pas possible, objectait doucement miss Emmy.
 
Et la course vertigineuse continuait.
 
Maintenant, c’était un grand marécage où des buffles barbouillés de boue venaient s’abreuver en reniflant. Des crocodiles verruqueux et pareils à des troncs d’arbres somnolaient dans des hautes herbes ; des flamants roses s’envolaient et tout un vol de grues cendrées, de butors et de canards sauvages mêlait ses cris nasillards au brevietiex coax des grenouilles géantes.
 
Des éléphants sauvages broutaient avec délices des cannes à sucre et des plants de tabac. C’était – un instant aperçu dans un rayon de soleil – un cottage anglo-saxon, résidence d’un ministre ou d’un officier, avec ses briques rose clair, sa petite véranda, son parterre et son jet d’eau.
 
– Ah ! un fleuve, le Gange ! Le Gange sacré ! s’écrie M. Montbrichard.
 
Un pont aux ogives menues, aux tourelles fleuries, d’une élégance extraordinaire, le traverse.
 
Déjà, le Gange et ses eaux bleues ne sont plus qu’un souvenir dans le lointain. La jungle est devenue plus drue, la forêt plus épaisse. De grands cèdres noirs jettent leur ombre sur la route. Les bananiers étalent des feuilles d’une largeur inusitée, et M. Montbrichard se rappelle, non sans émoi, que le bananier, d’après les livres indiens, suffit à la vie entière de l’homme. Ses fruits le nourrissent, son tronc et ses feuilles lui donnent une habitation et des vêtements, sa racine est un remède dans beaucoup de maladies, et son grand feuillage déployé lui est encore un linceul confortable.
 
– Vous oubliez encore, dit miss Emmy distraitement, que l’on tire des régimes de bananes un excellent alcool. Décidément, c’est un arbre complet.
 
Elle se tut. L’automobile escaladait une montée vertigineuse. Une étroite coulée entre des rochers à pic où de vieux chênes-lièges et des palmiers rabougris se balançaient dans les crevasses, s’enfonçait pour ainsi dire jusqu’au cœur de la montagne, offrant tour à tour à nu les diverses couches géologiques et, comme l’a dit Théophile Gautier, l’anatomie du globe. Le froid était glacial. M. Montbrichard toussotait ; Emmy elle-même, sous la pelisse dont Kate l’avait revêtue, frissonnait. Plus d’arbres, plus de buissons, des rocs stériles. De temps à autre, un aigle roux tachait le bleu du ciel de ses ailes larges ouvertes.
 
Deux heures s’écoulèrent ainsi, puis, soudainement, l’automobile dégringola avec la rapidité d’un train-éclair vers une plaine immense et verte comme une mer. Le parfum capiteux du chanvre et de l’opium assaillait les narines comme une provocation à la paresse et au sommeil. Des champs de blé s’inclinaient, appesantis par leurs épis trop lourds. Les grands figuiers s’abaissaient vers la terre et chacune de leurs branches était la racine d’un nouvel arbre. Des rizières s’étendaient comme des plaques d’or autour des petits ruisseaux qui serpentaient en fils d’argent. Et les cocotiers lourds de leurs fruits se penchaient vers la terre.
 
– La voilà ! s’écria M. Montbrichard avec enthousiasme ; la voilà bien la terre promise !
 
Et il commença à citer du Virgile.
 
– Nimium felices bona si sua norint agricolas… Mademoiselle, continua-t-il avec feu, j’ai fait une traduction de Virgile qu’un compositeur de mes amis a bien voulu mettre en musique.
 
Et il fredonna :
 
C’est trop heureux un cultivateur,
Ça ne connaît pas (bis)
Ça ne connaît pas son bonheur.
 
– Préférez-vous du Buffon ? c’est encore mieux.
 
La plus belle conquête,
Que l’homme ait jamais faite,
C’est celle du cheval,
Ce superbe animal…
…………………
 
M. Montbrichard continua longtemps ainsi. Il parlait encore que déjà la fertile vallée, semée de petits villages aux maisonnettes de paille et de tuiles rouges, avait disparu. C’était maintenant la jungle dont les roseaux, deux fois hauts comme un homme, abritent les tigres, les serpents et les crocodiles.
 
On fit halte, au moment où la chaleur commençait à devenir insupportable, près de la demeure d’un babou, ou riche Hindou, qui se mit obligeamment à la disposition des voyageurs.
 
D’excellent cari, un pilaf de mouton et un délicieux ragoût de crabes de rivière, au safran, composèrent le menu du déjeuner.
 
Après une petite sieste, on repartit à toute allure. Ce soir-là, les voyageurs couchèrent dans un petit village au nord de Patna, où, grâce à l’obligeance des fonctionnaires anglais qui habitaient le pays, miss Emmy put passer une nuit à peu près confortable.
 
La journée du lendemain fut, à peu de chose près, la répétition de celle de la veille : mais, vers le soir, après avoir traversé une forêt de tecks, de bambous géants et de tamariniers, on se trouva en vue des tentes d’un camp anglais installé non loin du Brahmapoutre, sur une éminence ombragée de grands arbres.
 
Les troupes de Bénarès n’étaient pas encore arrivées, il n’y avait là que les contingents des troupes indigènes venues de Calcutta. Mais la concentration se faisait avec beaucoup de rapidité ; tantôt arrivait un troupeau d’éléphants traînant à grand bruit des pièces d’artillerie et des caissons, tantôt un détachement de cipayes au teint noir, tout fiers de leur uniforme neuf ; et c’était le va-et-vient incessant des fourgons de vivres et de munitions, l’appel des tambours mêlé à l’aigre chanson des cornemuses.
 
Miss Emmy, grâce à la recommandation du capitaine Chapman, s’était logée, elle et toute sa suite, chez un ministre du culte anglican, le révérend Toby Harrison, qui fit à la jeune fille l’accueil le plus empressé.
 
Dans la modeste habitation du pasteur, ce n’était plus le luxe royal du palais de Bénarès, mais le confortable n’y laissait rien à désirer. De plus, la présence de l’armée anglaise faisait affluer en abondance les vivres de toutes sortes dans ce village perdu.
 
Deux jours s’écoulèrent qui parurent très longs à miss Emmy. Elle bouillait d’impatience, elle aurait voulu que l’armée fût déjà en marche. L’atmosphère de fièvre et de tumulte qui régnait autour du campement anglais finissait par la gagner et par agir sur ses nerfs impressionnables.
 
M. Montbrichard lui-même, en dépit de son âge et de son tempérament flegmatique, était rempli d’impatience. Le petit village de Siya, où il se trouvait, offrait des environs superbes, les points de vue grandioses y abondaient ainsi que les ruines curieuses ; mais le vieux savant n’y prêtait aucune attention ; il passait toutes les heures près de miss Emmy, qu’il était venu à aimer comme si c’eût été sa propre fille, ne la quittant que pour courir au bureau du télégraphe ou pour rédiger hâtivement ses notes de voyage.
 
Enfin, vers le soir du second jour, on signala la présence du détachement commandé par le capitaine Chapman et dont faisaient partie Harry Chapman et George, ainsi que le brave sergent Mac Dunlop.
 
Emmy revit ses amis avec plaisir, mais elle eut aussi beaucoup de joie à retrouver son vieil ami, l’éléphant Bakaloo, qui avait fait une partie de la route dans un wagon spécialement aménagé et qui arrivait à la suite du détachement.
 
À la vue de sa maîtresse, Bakaloo fit retentir un barrissement de joie ; il enlaça sa trompe autour de la taille de la jeune fille et la souleva de terre.
 
Il était aussi en excellents termes avec M. Montbrichard, qui le gorgeait de petits gâteaux, de morceaux de canne à sucre, de petits pains et autres menues friandises.
 
Il permettait au lieutenant George de le caresser ; mais il faisait preuve envers les Chapman, père et fils, d’une grande froideur. Ils avaient beau le combler de présents, il les acceptait en éléphant bien élevé, dodelinait poliment de la trompe pour remercier, mais il se retirait avec méfiance chaque fois qu’ils voulaient le caresser ; il remuait ses vastes oreilles et clignait de l’œil comme s’il eût voulu dire :
 
– Oui, c’est entendu, nous sommes très bien ensemble, mais faites attention ; vous ne m’inspirez pas confiance et je vous surveille.
 
Il avait d’ailleurs été décidé que Bakaloo porterait sur son dos miss Emmy, Kate et M. Montbrichard pendant toute l’expédition ; et c’était certainement la manière la plus sûre et la plus commode de voyager dans ce pays sans routes.
 
Emmy aurait désiré que l’armée que commandait le capitaine Chapman se mît en route le jour même ; mais malgré toute la promptitude avec laquelle avaient été faits tous les préparatifs de l’expédition, il était nécessaire de passer encore au moins trois jours dans ce village de Siya, situé à la limite des épaisses forêts vierges qui couvrent le pays d’Assam. Il fallait que les vivres et les munitions fussent au complet.
 
Ce furent pour miss Emmy trois mortelles journées d’angoisse. Elle trouvait qu’on n’en finissait pas, qu’on n’allait pas assez vite, que les jours succédaient aux jours sans amener aucun résultat. Elle, si calme d’ordinaire, si maîtresse d’elle-même, était devenue agacée et nerveuse.
 
– Vraiment, dit-elle au capitaine Chapman, je ne sais pourquoi nous sommes si fiers de la puissance et de la richesse de notre pays. Voici qu’il a fallu presque une semaine pour réunir quelques régiments ; je ne comprends rien à cette lenteur.
 
Chapman répondait en souriant :
 
– Mais, ma chère cousine, vous parlez comme une véritable enfant gâtée, à laquelle on a toujours obéi docilement et dont on n’a jamais contrarié les caprices les plus singuliers ! Croyez-vous que ce soit une petite affaire que de pourvoir à la nourriture, à l’habillement et à la sûreté de deux mille soldats, dans un pays hostile et presque inconnu ? Je trouve, moi, au contraire, que nous allons très vite.
 
– Vous ne savez pas combien je souffre ! Chaque journée que nous passons ici augmente mes craintes.
 
– Un peu de patience, ma cousine ! Vous allez me voir à l’œuvre dans quelques jours, je vous en donne ma parole de citoyen anglais et d’officier ; je ramènerai votre père ou j’y mourrai.
 
La veille du départ, pour fournir un dérivatif à la nerveuse impatience de miss Emmy, George Dalcester et Harry Chapman vinrent la chercher pour faire une excursion dans la forêt voisine du camp, où se trouvaient les ruines monumentales d’une pagode.
 
On partit à pied, protégé contre l’ardeur du soleil par l’épaisse verdure des cèdres géants, sous l’ombrage desquels il régnait une fraîcheur délicieuse. Naturellement, M. Montbrichard était de la partie et Goatimou suivait à quelque distance, à califourchon, comme Sancho Pança, sur une mule chargée de provisions destinées à la collation champêtre.
 
Le commencement de l’excursion fut charmant. Le sol était couvert d’un épais tapis de mousse ; une paix et un silence merveilleux tombaient des hautes voûtes de verdure ; les chants des oiseaux, le bourdonnement des insectes, les soupirs du vent dans les feuilles formaient un concert inimitable. De temps à autre, on arrivait à une clairière où quelque mare, abreuvoir des gazelles, était couverte de fleurs au-dessus desquelles voletait tout un monde d’insectes, couleur d’or et d’émeraude. Les grands nymphéas balançaient leurs grandes corolles blanches à côté des bambous frissonnants et des joncs en fleur ; et tout autour, c’était comme l’explosion d’un feu d’artifice végétal ; les arbres s’inclinaient sous le poids des fleurs, de grandes lianes s’accrochaient partout et des milliers de perroquets jacassaient sur les branches, empressés à recueillir les noix et les fruits de toutes sortes que laissaient tomber les singes. Des paons couleur d’or bleu s’envolaient, pareils à de vivantes pierreries.
 
C’était la vie dans une surabondance presque folle. Sous chaque feuille, il y avait un oiseau ; sur chaque fleur, un papillon ; sous chaque pierre, un reptile ; des gazelles bramaient doucement dans les buissons.
 
Miss Emmy respirait avec délices cette atmosphère embaumée et fraîche ; elle cueillait des fleurs comme un enfant et elle savoura avec délices le petit citron sauvage, encore vert, que George lui avait atteint en cassant la branche même de l’arbre, couverte de fleurs et de fruits.
 
On arriva aux ruines après trois quarts d’heure de marche.
 
C’était toute une ville qui dormait là, comme ensevelie sous les végétations parasites. Les balcons sculptés des hauts palais, les colonnes de granit aux chapiteaux compliqués, les lourds frontons des temples, les statues des dieux, tout cela était en train de disparaître, de rentrer lentement dans le sol boueux de la jungle, d’où le pouvoir et l’or des radjahs et des brahmanes l’avaient fait jaillir, il y a bien longtemps. Des nuées de lézards se jouaient sur les marches d’un palais, et un grand vautour, au cou recourbé, s’était perché sur la statue colossale de Vichnou. Dans les mains étendues du dieu, des plantes avaient poussé, des lianes vivaces recouvraient sa figure vénérable ; des arbres avaient grandi auprès des colonnes de marbre, qu’ils semblaient étayer. Le réservoir du palais pullulait de petits alligators qui frétillaient en cherchant à happer les rats musqués.
 
On fit halte dans une salle de marbre encore presque intacte et aussi fraîche qu’une grotte. Le couvert fut dressé sur un des tronçons de colonne, et l’on savoura avec insouciance un faisan assaisonné à l’inévitable cari, des beignets aux fruits et des boissons glacées.
 
Goatimou avait allumé un feu de broussailles et l’eau du café chantait dans une tizelle de cuivre.
 
La conversation était devenue très animée. On discutait les diverses chances de succès de l’expédition. Chacun émettait son hypothèse sur le sort du colonel.
 
– Il est certainement vivant, dit Harry Chapman.
 
– Pour moi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, fit George. Le radjah, si fier qu’il soit de ses premiers succès, a tout intérêt à garder des otages d’importance.
 
– Dieu veuille que vous ayez raison, dit miss Emmy en soupirant.
 
Elle n’acheva pas sa phrase, elle demeura comme figée de stupeur, et dans la direction de son regard, tous aperçurent un tigre énorme qui, ramassé sur ses pattes, la langue pendante, s’avançait à pas de velours, sur la crête d’un vieux mur, comme prêt à choisir sa victime parmi les convives. Il n’était plus qu’à quelques mètres du festin et l’on distinguait les moindres détails de sa fourrure d’or striée de noir, jusqu’à ses moustaches relevées en croc d’un air menaçant.
 
D’ailleurs, il ne semblait nullement intimidé. Il avançait toujours de la même marche sinueuse, s’étirant longuement, et faisait ondoyer sa queue.
 
Personne ne cria ; seulement Harry Chapman et George sautèrent sur leurs carabines. Goatimou se sauva à toutes jambes. M. Montbrichard se précipita au-devant d’Emmy pour lui faire un rempart de son corps.
 
Le tigre ne s’était pas ému, il continuait à côtoyer la crête du vieux mur avec une tranquillité parfaite.
 
Par un hasard que George Dalcester ne s’expliqua que bien longtemps après, sa carabine était déchargée. Il y glissa rapidement deux cartouches à balles explosives. Mais déjà Harry Chapman avait visé l’animal et le tigre, atteint derrière l’oreille, venait tomber, en poussant un effroyable rugissement, à quelques pas de miss Emmy qu’il éclaboussa de sang. Dans son agonie, le superbe animal griffait les pierres. Tout son poil était hérissé. Dans un rictus mortel, il découvrait une formidable rangée de crocs.
 
Harry Chapman, s’armant de son revolver d’ordonnance, l’acheva d’une balle dans l’œil. Les membres du tigre s’agitèrent d’une suprême convulsion et il mourut avec une dernière et lamentable plainte. Ce drame n’avait pas duré cinq minutes. Miss Emmy, qui maintes fois, en compagnie de son père, avait assisté à des chasses au tigre, se remit vite de son émoi. Tout le monde entoura le sous-lieutenant Chapman et le félicita ; George Dalcester lui serra la main avec effusion et M. Montbrichard, dont Emmy seule avait remarqué le silencieux dévouement, déclara qu’il allait le proposer pour un prix à la Société d’Encouragement au Bien.
 
Goatimou, revenu de sa frayeur, servit d’excellent café, puis l’on but une coupe de tisane – produit français par excellence, fit observer M. Montbrichard –, à la santé du héros de la journée.
 
Goatimou, armé d’un kandjar affilé, eut vite fait de dépouiller l’animal de sa magnifique fourrure. Puis l’on reprit en toute hâte le chemin du camp. Déjà l’azur du ciel se faisait plus sombre et de grands nuages couleur de cuivre rouge et de lilas montaient du côté de l’Occident.
 
On avait à peine quitté les ruines lorsque deux Hindous, richement habillés de cachemire blanc, les doigts chargés de bagues, une aigrette de diamants à leur turban de mousseline, croisèrent la petite caravane.
 
En apercevant la peau du tigre dont Goatimou avait chargé le mulet, ils poussèrent une exclamation de désespoir.
 
Harry Chapman devint très rouge, George Dalcester alla au-devant des deux nobles Hindous et s’enquit courtoisement du sujet de leur émotion.
 
– Saïb, dit le plus âgé, le radjah de Siya, qui a toujours été le fidèle ami de l’Angleterre, va concevoir un chagrin mortel. Bang, son tigre apprivoisé, son favori, qui errait en liberté dans les villages et que les enfants mêmes caressaient, a été traîtreusement assassiné par vous.
 
– Pardon, bégaya Harry Chapman… mais le danger…
 
– Vous ne couriez aucun danger, dit mélancoliquement le vieil Hindou. Regardez plutôt. Bang avait les griffes rognées et, s’il s’est approché de vous, attiré par l’odeur du café, c’est qu’il espérait certainement quelques morceaux de sucre.
 
Harry Chapman faisait piteuse mine. Emmy contenait mal une violente envie de rire. George Dalcester se confondait en excuses ; ce fut M. Montbrichard qui sauva la situation.
 
– Nobles Seigneurs, dit-il, nous regrettons, comme vous, la fatale erreur dont l’infortuné Bang a été la victime. Mais confiez-nous sa peau pour quelques jours, je promets de le rendre à son maître savamment empaillé et presque doué de la vie. Il ne lui manquera que la parole.
 
Les Hindous se retirèrent satisfaits, faute de mieux, de cette promesse.
 
Harry Chapman bouda pendant tout le chemin qu’il restait à faire.
 
En arrivant au camp, leur surprise à tous fut extrême. La moitié des troupes avaient pris les devants ; les tentes étaient repliées, les éléphants et les mulets avaient entraîné l’artillerie. Il ne restait plus que l’arrière-garde.
 
Dans la cour de M. Harrison, l’éléphant Bakaloo était recouvert de son haoudah tenu par d’énormes sangles. Le capitaine Chapman, en tenue de campagne, donnait des ordres. Son ordonnance menait en laisse un magnifique cheval arabe.
 
– Vous savez, dit-il, que j’ai reçu une dépêche du vice-roi. Nos troupes sont en marche et ne feront halte qu’au lever du jour. Le lieutenant Dalcester et le sous-lieutenant Chapman vont rejoindre leur poste. Quant à vous, ma chère cousine, votre éléphant vous attend. Le haoudah qu’il porte a été disposé de façon que vous y puissiez dormir. D’ailleurs, vous pourrez vous reposer demain toute la journée.
 
On apporta une légère échelle de bambou. Le vieux cornac Matoo monta sur la tête de l’éléphant, miss Emmy prit place avec sa suivante Kate et M. Montbrichard sur les coussins du haoudah, et l’on partit, sans perdre un instant. La nuit était tombée, il ne restait plus du camp que quelques feux épars qui s’éteignaient dans l’ombre bleue.
 
Bakaloo se mit à galoper à la suite des caissons d’artillerie, rythmant sa marche sur la cadence lointaine des cornemuses et des fifres.