Gustave LE ROUGE

| 2.02 - LA REINE DES ELEPHANTS

  

 

– Mais, comment avez-vous pu vous enfuir ? dit miss Emmy.
 
– Ils se croyaient tellement certains de massacrer l’expédition, surprise par les eaux, qu’ils n’ont pas pris la peine de me conduire en lieu sûr. Ils m’ont fait marcher à leur suite. Mais en arrivant à proximité du camp, je me suis emparé d’un kandjar de mes gardiens et j’ai frappé à tort et à travers en criant : Aux armes ! Ces Hindous sont si lâches et si maladroits que j’ai pu profiter de leur surprise, après en avoir assommé quelques-uns.
 
– Nos ennemis ne sont ni lâches ni maladroits, déclara gravement le capitaine Chapman. Votre modestie vous fait honneur, lieutenant Dalcester, mais votre nom va être mis à l’ordre du jour et je vais adresser ce soir même un rapport sur votre conduite au lord vice-roi des Indes.
 
Les officiers présents poussèrent un triple hourra, George Dalcester fut entouré et acclamé, miss Emmy tint à lui serrer la main et ce fut cette marque d’estime qui lui fit certainement le plus plaisir, au milieu des témoignages les plus flatteurs dont il était entouré.
 
La jeune fille, brisée par tant d’émotions, se retira sous sa tente, sans consentir à assister, comme la veille, au repas des officiers.
 
Ce soir-là, à la table du mess, la chère fut loin d’être aussi copieuse et aussi délicate ; quelques tranches de venaison, froide et restée de la veille, du jambon, des conserves, firent tous les frais du menu qui fut rapidement expédié.
 
Au moment où les Waiters apportaient des grogs qui fleuraient bon le citron, la cannelle et le gingembre, le capitaine Chapman qui, jusqu’alors, s’était montré silencieux, donna brusquement l’ordre de faire placer des sentinelles tout autour de la tente. Un boy avait déployé au milieu de la table la carte du pays d’Assam.
 
– Messieurs, dit-il gravement, nous ne sommes plus en ce moment qu’à dix milles anglais de la ville de Ravadjah, la capitale du radjah rebelle d’Assam. La bataille est peut-être pour demain ou après-demain, l’instant est décisif. Je veux avoir l’avis de tous.
 
Il y eut un moment de silence. Personne n’osait prendre la parole. Tous ces braves officiers, à l’esprit un peu simpliste, ne voyaient qu’un parti, s’approcher le plus près de l’ennemi et le battre. L’un après l’autre, Écossais, Gallois, Irlandais et Anglais exprimèrent, sous des formes diverses, la même opinion.
 
Seul, le lieutenant Dalcester n’avait pas ouvert la bouche. Quant à Harry Chapman, il était allé relever des sentinelles et s’était esquivé.
 
– Messieurs, dit en souriant le capitaine, vos avis sont excellents et font grand honneur à la bravoure et à la loyauté britanniques. Mais j’aimerais mieux, ne vous en déplaise, des conseils un peu plus stratégiques. La vaillance ne nous manquera pas, c’est entendu : mais je voudrais, à côté de cela, un peu de génie militaire qui, grâce aux Wolfet, aux Wellington, a mis notre nation au premier rang pour la tactique militaire. D’ailleurs, ajouta-t-il, avec un sourire légèrement ironique, le lieutenant Dalcester, le héros de la journée, n’a pas encore donné son opinion. Je l’attends avec impatience.
 
George rougit et avec un calme et tranquille regard :
 
– Capitaine, répondit-il, je partage entièrement l’avis de mes honorables collègues. Dans tous les temps et chez tous les peuples, la bravoure a toujours été la meilleure et la plus sûre tactique. Cependant, ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil sur la carte, voici un monticule au sommet duquel se trouve un temple et qui est situé au confluent de deux cours d’eau et commande les deux seules routes menant à la ville de Ravadjah. Ce n’est que de ce côté qu’on peut empêcher notre approche et nous barrer le chemin. Une batterie de canons installée sur le mont Malingou suffirait à nous exterminer tous.
 
– Aussi, fit le capitaine avec flegme, est-ce pour cela que j’ai souligné d’une croix rouge sur la carte le mont et le village de Malingou.
 
– Que décidez-vous ?
 
– Eh mais ! il n’y a pas à hésiter : je vais faire occuper la montagne par une batterie d’artillerie et deux compagnies de highlanders.
 
– Qui désignerez-vous pour le commandement ?
 
– Vous-même, lieutenant.
 
– Mais…
 
– Votre héroïsme et votre intelligence me sont un sûr garant que vous saurez mieux que tout autre, défendre l’honneur du vieux jack britannique.
 
Bien que navré jusqu’au fond de l’âme d’être obligé de quitter miss Emmy, George s’inclina.
 
– Vous devez être très fatigué ? demanda le capitaine Chapman, au milieu du silence général.
 
– Non, je suis tout à fait remis.
 
– Alors, cela tombe à merveille. Vous allez, en faisant le moins de bruit possible, réunir deux compagnies de highlanders et un bataillon de cipayes et vous mettre en marche immédiatement. Le chemin est très court d’ici à Malingou. Vous aurez occupé la montagne avant le lever du soleil : ce raid impressionnera les ennemis et assurera complètement notre sécurité. D’ici deux heures, il faut que vos soldats soient en marche.
 
Sur un signe du capitaine, tous les officiers s’étaient levés, des coups de sifflet retentirent dans la nuit, on repliait les tentes. Escouade par escouade, les hommes venaient se grouper silencieusement en dehors du camp. Ils devaient être guidés par deux Hindous qui avaient jadis habité le pays d’Assam, et se vantaient de connaître les sentiers de la forêt vierge.
 
George Dalcester avait le cœur gros. Quant tout fut prêt, il s’aventura jusqu’aux abords de la tente de miss Emmy. Il caressa Bakaloo et eut la bonne fortune de trouver M. Montbrichard qui rêvait à la lune, assis sur un tronc d’arbre.
 
– Miss Emmy dort-elle ? demanda-t-il anxieusement.
 
– Hélas ! dit le vieillard, elle est brisée de fatigue. Elle a eu tant d’inquiétude à cause de vous ! Elle repose, veillée par sa femme de chambre, la petite Kate, qui ne peut se consoler depuis qu’elle a appris que son fiancé, le sergent Mac Dunlop, était prisonnier.
 
– Alors, je ne pourrai lui dire adieu ! je suis obligé de partir.
 
– Voulez-vous que je la réveille ? dit vivement M. Montbrichard. J’en prends la responsabilité.
 
– Inutile, cher Monsieur, je me ferais un crime de troubler son repos ; mais, si je viens à mourir, dites-lui bien que je l’aimais, que je l’aime… que mon dernier soupir et ma dernière pensée seront pour elle…
 
Le lieutenant s’était enfui et avait disparu sans attendre la réponse de M. Montbrichard consterné.
 
Le vieux savant poussa un soupir mélancolique, se rassit sur le tronc d’arbre, vit partir en silence le détachement commandé par George Dalcester, puis regarda les étoiles. Il allait se retirer dans sa tente, lorsque, à quelques pas de lui, l’éléphant Bakaloo grogna sourdement. Le vieillard s’approcha. Le cornac Kalinga dormait sur la litière de bambou. Bakaloo, insensible aux caresses, semblait animé d’une fièvre spéciale. Avant que M. Montbrichard eût eu le temps de réfléchir, l’éléphant l’avait enlacé avec sa trompe et assis sur son dos.
 
M. Montbrichard s’agrippa aux larges oreilles de sa monture, se coucha à plat ventre et attendit. D’ailleurs, il n’avait aucune crainte. Les merveilleuses histoires de miss Emmy avaient admirablement préparé le savant à toutes sortes d’aventures. Du moment où Bakaloo, dont il s’était fait un ami, y était mêlé, il était sans inquiétude.
 
L’éléphant, de son trot magistral et cadencé, fit le tour du camp : les sentinelles croyant à quelque mission secrète, à quelque tournée d’inspection nocturne, se tenaient au port d’arme sans lever les yeux. Puis tout le monde dans le camp connaissait Bakaloo et ses exploits, et chacun saluait le collier d’or dont miss Emmy s’était amusée à le parer et qui scintillait aux rayons de la lune.
 
Bakaloo, une fois sorti du camp, fit un large détour, puis se rapprocha doucement de la tente du capitaine Chapman. Dans la précipitation de la catastrophe, on avait installé les officiers sur le point le plus abrupt de la colline, au milieu des grands rochers rouges, et l’on n’y avait pas mis de sentinelles.
 
Arrivé là, Bakaloo saisit doucement M. Montbrichard avec sa trompe et le déposa à terre sans faire le moindre bruit.
 
Le vieux savant était émerveillé ; il caressa Bakaloo et lui dit à demi-voix :
 
– Évidemment, mon vieux pachyderme, tu veux me faire voir quelque chose… je ne sais pas quoi… mais tu dois avoir une idée derrière la trompe.
 
L’éléphant grogna sourdement.
 
– C’est bien ce que je disais. Et tu m’amènes juste en face de la tente du capitaine Chapman qui, après tout, est notre généralissime ! Voilà, pour la première fois peut-être, que le fait se produit dans les fastes de l’histoire ; un membre de l’Institut réduit au rôle de simple détective.
 
Tout en monologuant, M. Montbrichard s’était approché et avait risqué un œil à travers les interstices de la toile.
 
Ce qu’il vit le stupéfia.
 
Le capitaine Chapman était assis d’un air accablé dans son fauteuil. À côté de lui un être sordide, vêtu de haillons, semblait lui parler avec autorité. Bien que cette espèce de fakir eût la face barbouillée de cendre et de bouse de vache, M. Montbrichard reconnut en lui, à sa grande surprise, le traître Lyoni qui avait si mystérieusement disparu de Bénarès, quelque temps avant le départ des troupes anglaises.
 
M. Montbrichard comprenait suffisamment le tamoul. C’était la langue dans laquelle s’exprimaient les deux interlocuteurs. Il prêta l’oreille à leur conversation.
 
– Vous avez vu, par l’exemple d’aujourd’hui, disait Lyoni, de quelle puissance nous disposons. Demain, si je le veux, toute votre petite armée sera exterminée. Je ne suis plus l’humble fakir que l’on condamnait au rotin et à qui tout Anglais crachait son mépris en passant. Je ne suis plus le complice d’un officier détrousseur des étrangers. Je suis l’ami et presque le ministre d’un puissant radjah qui tient votre sort, à tous, entre ses mains.
 
– Mais que veux-tu que je fasse ? s’écria Chapman avec colère.
 
– M’obéir !
 
M. Montbrichard n’en entendit pas davantage. Bakaloo l’avait saisi de sa trompe et replacé sur son dos. Une ronde de highlanders, munis de lanternes à l’acétylène, s’approchait ; Bakaloo piqua droit vers la forêt et, après un long circuit, vint déposer M. Montbrichard à l’endroit où il l’avait pris.
 
Les premières rousseurs de l’aurore frissonnaient déjà au bas de l’horizon. Les bambous et les tamarins se mouillaient de rosée. Tout un monde d’oiseaux s’éveillait dans les branches.
 
M. Montbrichard, accablé de fatigue, après avoir caressé Bakaloo plus tendrement qu’à l’ordinaire, se retira sous sa tente pour y réfléchir et pour dormir. Il se promettait dès son réveil de mettre miss Emmy au courant de ce qu’il avait vu et entendu.
 
Autour de lui, le camp était plongé dans un profond silence et pour la deuxième fois, M. Montbrichard remarqua que sous la lune bleue et rose les tentes blanches ressemblaient à de grands tombeaux.