Gustave LE ROUGE

| 2.03 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

La ville de Kalanga est située au sommet d’un escarpement rocheux auquel on n’arrive que par des lacis de sentiers compliqués qui tournent à travers la broussaille autour du roc. Ce n’est que du côté de l’ouest que le terrain s’abaisse en pente douce et que la ville est accessible. Longtemps la cité de Kalanga a passé pour imprenable, et le radjah Khanda-Saïb en avait considérablement augmenté les fortifications.
 
Enorgueilli par ses premiers succès, il se croyait sûr de pouvoir exterminer la seconde armée anglaise, ainsi qu’il l’avait fait de la première. Le capitaine Chapman avait pris position avec ses troupes à un demi-mille environ des remparts de Kalanga, sur une colline où, malgré le feu des assiégés, il avait réussi à s’installer solidement. De bonnes fortifications en terre, présentant un creux assez fort pour abriter les tirailleurs, avaient été élevées et pourvues d’artillerie. Le camp retranché des Anglais ne pouvait être cerné d’aucun côté et, grâce au mouvement tournant exécuté par le lieutenant Dalcester, l’occupation de la citadelle de Malingou, le chemin de retour demeurait libre. La campagne s’annonçait bien. Déjà dans plusieurs sorties les cipayes de Khanda-Saïb avaient été contraints de battre en retraite avec des pertes sérieuses.
 
Chacun s’accordait à faire l’éloge des talents stratégiques du capitaine Chapman et des qualités de tacticien dont il avait fait preuve. En dépit des révélations de M. Montbrichard, miss Emmy était forcée de reconnaître que, jusqu’alors, la conduite du capitaine ne pouvait donner lieu à aucun soupçon de trahison. M. Montbrichard n’était pas de cet avis.
 
– Vous aurez beau me dire tout ce que vous voudrez, répéta-t-il, les paroles que j’ai entendues sont singulières de la part d’un coquin avéré comme ce Lyoni parlant à un commandant de troupes.
 
– Prenez garde, mon cher ami, répliquait la jeune fille, de faire un jugement téméraire sur le compte du capitaine.
 
– Sa conduite est louche.
 
– Peut-être a-t-il seulement les apparences contre lui.
 
– Cela m’étonnerait fort.
 
– Je crois, moi, tout simplement, que ce misérable a surpris quelques secrets du capitaine et qu’il cherche à en abuser. Que Lyoni soit un traître, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, qu’il ait essayé d’inciter le capitaine Chapman à la trahison, cela est encore très possible. Mais mon cousin a certainement refusé et a dû chasser l’espion ignominieusement. Personnellement, je n’ai pas une grande sympathie pour les Chapman, mais je les crois incapables d’une pareille forfaiture. Voyez, d’ailleurs, comme les opérations du siège ont été habilement conduites.
 
Malgré tant de bonnes raisons, M. Montbrichard n’était rien moins que convaincu ; il hochait la tête et, sans en faire mine, surveillait attentivement les faits et gestes du capitaine Chapman. Mais jusqu’alors aucun nouvel indice n’était venu justifier ses soupçons. Cependant, il y avait deux semaines que l’armée anglaise avait pris position et l’assaut ne commençait pas. Chacun pensait que le capitaine mûrissait une combinaison spéciale et prenait son temps pour frapper un coup de maître. Mais les jours se passaient et rien de nouveau ne se produisit. À part quelques coups de canon dont les boulets venaient s’amortir sur les gabions remplis de terre du retranchement, à part quelques fusillades dirigées contre un soldat qui s’était imprudemment avancé, les assiégés demeuraient presque aussi calmes que les assiégeants.
 
Miss Emmy était tombée dans une mélancolie profonde. Malgré toutes ses démarches, toutes ses promesses, elle n’avait pu recueillir aucun renseignement sur le sort du malheureux colonel Printermont. Deux parlementaires du corps des cipayes avaient même été adressés au radjah par le capitaine Chapman. Khanda-Saïb les avait fait pendre. On n’avait de plus aucune nouvelle des autres Anglais massacrés ou faits prisonniers, et le mystère qui planait sur le sort de la première expédition inspirait aux soldats de graves appréhensions. Presque tous les deux jours, la jeune fille recevait des nouvelles de George Dalcester. Mais autant qu’on pouvait le supposer d’après ses lettres, la position du lieutenant devenait de plus en plus difficile. Une fois déjà, un convoi de vivres, parti du camp, avait été capturé et pillé. Miss Emmy tremblait chaque jour d’apprendre la mort du lieutenant dont elle connaissait la bravoure imprudente. Sous la tente de miss Emmy, dressée au milieu d’un bouquet de cèdres, les journées s’écoulaient tristement. Kate, l’Écossaise, désespérée par la disparition du sergent Mac Dunlop, passait son temps à pleurer. Bakaloo, lui-même, donnait des signes de nervosité et d’impatience ; il se réveillait souvent au milieu de la nuit pour barrir aux étoiles. M. Montbrichard était persuadé que le sagace animal flairait quelque secret péril. Une des consolations de miss Emmy était de passer chaque jour plusieurs heures en compagnie de M. Montbrichard au chevet des blessés et des malades auxquels elle apportait des livres, du tabac et des friandises. Aussi était-elle adorée de tout le camp. Tous les soldats la connaissaient et la saluaient avec respect quand elle passait près d’eux.
 
Cet état de choses aurait pu se prolonger lorsque se produisit un événement très grave…