Gustave LE ROUGE

| 2.04 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

 

Une nuit, miss Emmy, ne pouvant trouver le sommeil, avait allumé une lampe et lisait étendue dans son hamac de rotin. Tout à coup elle se sentit tirée par la manche de son peignoir. C’était Bakaloo qui, passant sa trompe par les interstices de la tente, se permettait d’éveiller ainsi l’attention de sa jeune maîtresse. Miss Emmy lui présenta un morceau de sucre, mais l’éléphant continua à tirailler la manche de miss Emmy.
 
– Voyons, dit la jeune fille, que veux-tu ? Laisse-moi tranquille ; il est temps de reposer.
 
Puis, tout à coup, frappée d’un trait de lumière :
 
– Ah ! je comprends, s’écria-t-elle, tu veux me faire faire une promenade nocturne comme naguère à ce bon M. Montbrichard ? Eh bien, soit, nous allons voir si tu as découvert quelque nouveau complot. D’ailleurs, la nuit est si douce qu’une petite promenade au clair de lune, à travers le camp, n’est pas pour me déplaire.
 
Miss Emmy s’habilla et rejoignit Bakaloo. L’éléphant, malgré l’heure avancée, était encore sellé de son haoudah. Quelques heures auparavant, il avait énergiquement empêché son cornac Kalinga de le lui enlever.
 
Miss Emmy gravit les degrés de l’échelle de bambou et prit place sur les coussins.
 
Le ciel était un peu couvert ce soir-là, Bakaloo se glissait le long des fourgons alignés sans faire le moindre bruit. À la grande surprise d’Emmy, il n’y avait pas de sentinelle à la porte du camp qui donnait sur la forêt. La jeune fille n’eut pas un instant l’idée qu’elle commettait une imprudence en s’aventurant seule à pareille heure au dehors des retranchements. Élevée dans l’Inde, elle savait qu’une personne montée sur un éléphant n’a rien à craindre, ni des animaux ni des hommes. Mais elle commença à concevoir des inquiétudes, lorsque Bakaloo se mit à galoper de toute sa vitesse au travers d’un petit bois de bambous géants, écrasant tout sur son passage, comme s’il eût été emporté par un ouragan.
 
Elle essaya de le raisonner, le caressa, lui rappela qu’il était l’heure de rentrer. Mais Bakaloo ne ralentit pas sa course une seule minute. Il se contenta de pousser une série de grognements qui signifiaient certainement :
 
– Laisse-moi faire, je sais où je vais. C’est pour ton bien que je t’enlève ainsi à travers la jungle.
 
La forêt devenait plus noire. Des froissements de reptiles sur des feuilles sèches, des glissements d’oiseaux invisibles dans les branches la firent frissonner. Même l’aile duvetée d’une grande chauve-souris frôla sa chevelure et elle eut un mouvement de recul involontaire.
 
Mais elle était brave. Elle invoqua Dieu. Elle s’assura que les deux revolvers et la carabine à répétition qui faisaient partie de l’équipement du haoudah se trouvaient bien à leur place, et elle s’abandonna à la course vertigineuse qui l’entraînait à travers les clairières et les halliers.
 
Les lumières du camp avaient disparu depuis longtemps. Le cœur de la jeune fille battait plus fort ; mais elle avait dans l’intelligence et le dévouement de Bakaloo une confiance telle qu’il ne lui vint pas à l’esprit, une seule minute, l’idée de chercher à descendre. D’ailleurs, ce n’eût guère été facile.
 
Puis Emmy, au bout d’une demi-heure de cette chevauchée fantastique, crut avoir deviné les projets de Bakaloo.
 
– Mais c’est certain, s’écria-t-elle à haute voix, Bakaloo me conduit tout droit jusqu’à Malingou et désire, sans doute, que je rejoigne le lieutenant Dalcester.
 
Cette idée ne lui déplaisait pas trop et la pensée des dangers à courir l’intéressait et l’amusait plus qu’elle ne lui faisait peur.
 
On traversait une allée naturelle de vieux baobabs dont les basses branches se rejoignaient et interceptaient la vue du ciel. Bakaloo s’arrêta, parut hésiter, aspira l’air de sa trompe, puis tout à coup tourna brusquement à droite. Il marchait maintenant d’un pas calme et précautionneux. Une clairière apparut et la lune, se dégageant radieuse de sa robe de nuages, montra une longue avenue de sycomores et de marronniers qui, certes, bien des centaines d’années auparavant, avaient dû être alignée par la main des hommes.
 
Bakaloo fit encore un ou deux crochets. Il quitta l’avenue et rentra sous bois, puis il revint sur ses pas. Il aspirait l’air avec inquiétude, l’air chargé de rosée, et tout à coup miss Emmy se trouva en face du plus grandiose des paysages. C’étaient les ruines d’un gigantesque temple de granit rose construit au bord d’un étang sacré, maintenant envahi par des lotus aux larges corolles bleues et où des crocodiles s’ébattaient. L’étang était entouré d’une forêt de colonnes qui supportaient des arcades légères. Et c’était un entassement de pyramides d’un goût grandiose et barbare dont des bêtes fantastiques supportaient les assises ; des coupoles légères, des minarets et des tourelles minces et gracieuses comme la tige d’un lis. La lune projetait une lueur éclatante sur cette perspective féerique dessinant jusqu’au moindre détail des statues et des sculptures. Miss Emmy distingua même un hibou, immobile sur la tête de la déesse Shiva, et un serpent qui avait enroulé ses anneaux autour de la trompe de la déesse Ganesa. Le silence merveilleux des rêves planait au-dessus des ruines. Mais déjà Bakaloo l’entraînait à travers un dédale de vestibules, de corridors et d’escaliers où les arbres s’agrippaient à la pierre, où les murailles étaient couvertes de lianes comme les parois d’une caverne. Il longea quelque temps l’étang sacré et s’arrêta enfin, près d’une façade de temple que soutenaient cent éléphants de granit, hauts chacun comme une maison de six étages. Des arbres de haute futaie avaient poussé sur le dos et le front des colosses qui tous, la trompe basse, dans une attitude exactement pareille, semblaient plongés dans une méditation éternelle.
 
Bakaloo se glissa entre les pattes d’un des monstres et demeura immobile et silencieux comme s’il eût été lui-même changé en pierre. Miss Emmy n’osait faire un mouvement, sentant son cœur bondir dans sa poitrine. Les minutes d’attente qui s’écoulèrent lui parurent longues comme des années. Elle ne se sentait plus la force de raisonner ni de vouloir, elle était en proie au vertige et à l’émerveillement.
 
Enfin, la lueur rouge de torches de bois de santal transparut au loin dans les ruines, tachant l’azur immaculé de la nuit. Presque au même instant, sur la rive opposée du lac, les hennissements d’un cheval retentirent et miss Emmy palpitante, retenant son souffle de peur qu’on n’entendît le bruit de sa respiration oppressée, vit briller la lueur d’une lampe électrique. Le cortège des porteurs de torches s’était rapproché. Des turbans couverts de diamants, des kandjars d’or reluisaient ; l’air calme de la nuit portait jusqu’à l’oreille de la jeune fille le frou-frou des manteaux de soie et de chaînes précieuses. Puis, le groupe fit halte sous une arcade en ruine, et deux hommes s’en détachèrent, l’un vêtu de haillons, le front barré de lignes de cendre à la façon des fakirs, et l’autre drapé dans un grand manteau de cachemire au travers duquel étincelaient les anneaux d’une cotte de mailles. Et ils allèrent à la rencontre de l’homme arrivé par l’autre bord de l’étang sacré et qui semblait chercher sa route à travers les décombres.
 
Enfin, ils s’aperçurent et gardèrent d’abord prudemment leurs distances. Le fakir gesticulait avec véhémence comme s’il eût voulu vaincre toute hésitation. Ces préliminaires terminés, les deux hommes se joignirent, et après s’être salués gravement, avoir écarté leurs manteaux pour montrer qu’ils ne cachaient aucune arme traîtresse, ils s’assirent l’un en face de l’autre sur les débris d’une colonne, à quelques mètres de la cachette de miss Emmy, pendant que le fakir restait debout en signe de respect.