Gustave LE ROUGE

| 2.05 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

 

La jeune fille faillit pousser un cri. Elle venait de reconnaître dans le fakir le perfide Lyoni, et quand l’inconnu qui portait une lampe électrique avait ouvert son manteau, elle avait entrevu distinctement la face pâle au front bas et les yeux fiévreux du capitaine Chapman. Tout ce que lui avait dit M. Montbrichard revint à sa mémoire et elle songea avec horreur que le personnage à la cotte de mailles ne pouvait être qu’un envoyé de Khanda-Saïb, sinon le radjah lui-même.
 
Elle eut un mouvement de colère et machinalement elle chercha près d’elle la carabine à douze coups qui se trouvait dans le haoudah. Habituée dès l’enfance aux grandes chasses de l’Inde, elle avait une justesse de coup d’œil infaillible. Elle eut un moment la pensée d’abattre à ses pieds les trois conspirateurs comme trois bêtes malfaisantes. Mais elle songea à son père ; le désir d’avoir quelques éclaircissements sur son sort l’emporta. Elle remit lentement la carabine à sa place et écouta de toute la puissance de son attention. Elle reconnut tout de suite qu’elle ne s’était pas trompée. C’était bien le terrible Khanda-Saïb qu’elle avait devant les yeux. Le radjah et l’officier se regardaient avec défiance. Ils échangeaient une foule de ces compliments exagérés et hyperboliques dont les Orientaux sont prodigues.
 
– Je salue l’invincible radjah.
 
– Et moi, l’illustre général des vaillants soldats qui tiennent assiégée ma capitale.
 
Ces compliments menaçaient de durer longtemps. Lyoni jugea qu’il fallait en venir promptement aux choses sérieuses.
 
– Illustre Saïb, dit-il en s’inclinant du côté du radjah, le brave officier que tu vois a été victime de mille injustices de la part du radjah de son pays. Il désire en tirer une vengeance éclatante.
 
– Le suc de la vengeance est aussi doux au cœur que la liqueur de l’arak mêlée dans une coupe d’or à la neige de l’Himalaya.
 
– Je te donnerai ce que tu voudras, si tu m’assures la victoire.
 
– Je veux d’abord deux cents lacs de roupies.
 
– Soit ! fit le radjah avec mépris.
 
– En outre, la liberté de me retirer sain et sauf avec mes hommes.
 
Le radjah paraissait hésitant.
 
– Tu comprends, illustre Saïb, que je ne puis rester déshonoré dans mon pays. Il te restera les pièces de canon, presque tous les bagages, les munitions, les éléphants et les chevaux. Avec cela, tu pourras rendre ta ville imprenable. Je m’arrangerai par un soir de pluie à te laisser surprendre le camp ; j’ordonnerai la retraite et tu ne nous poursuivras pas.
 
– J’accepte encore, dit le radjah.
 
– Ce n’est pas tout, continua froidement Chapman ; tu as en ton pouvoir un de mes ennemis, le colonel Printermont.
 
– Oui, un vaillant officier. Il a vaincu deux fois mes soldats : sans la trahison, il ne serait jamais tombé entre mes mains. Il vit dans mon palais où je le traite avec honneur.
 
– Eh bien, et c’est la condition la plus importante de notre pacte, il sera mis à mort par tes bourreaux et son corps sera remis à mon fils. Il a promis à celle qui doit être sa fiancée de lui rendre son père.
 
– Accepté, est-ce tout ?
 
– Pas encore. L’officier qui occupe la forteresse de Malingou est aussi de mes ennemis. Je vais à partir d’aujourd’hui cesser de lui faire parvenir des vivres et des munitions. En quelques jours, il sera à la merci des tiens.
 
Lyoni riait d’un rire affreux. Il se voyait à la fois, du même coup, enrichi et vengé. Les conditions du traité furent ensuite âprement et minutieusement débattues. Un cheval chargé d’or et de sacs de pierres précieuses fut amené. Il apporta la moitié de deux cents lacs de roupies qui étaient le prix du sang, puis les conjurés se séparèrent, le radjah rejoignit sa brillante escorte et Chapman s’apprêta à regagner le fourré où l’attendaient les cipayes qui l’avaient accompagné.
 
Le capitaine, tenant par la bride son cheval chargé d’or, avait à peine fait trois pas que miss Emmy saisissant sa carabine l’avait mis en joue. Elle eut la rapide vision du cadavre du traître dévoré par les tigres et les crocodiles et de son or pillé par les voleurs des bois, les fakirs mendiants et les parias. Mais Bakaloo, avec son ouïe très fine, avait entendu le bruit de la gâchette. Doucement, avec sa trompe, il arracha l’arme des mains de la jeune fille, la déposa dans le haoudah et reprit sa course folle à travers la forêt. Cette fois, sans doute, familiarisé avec les chemins, il filait aussi rapide qu’un zèbre, faisant trembler la terre de son galop désordonné. En une demi-heure, il était de retour au camp, haletant et couvert de larges gouttes de sueur.
 
Miss Emmy était en proie aux plus violentes émotions et ses pensées confuses allaient, de l’admiration pour la stupéfiante prévoyance de Bakaloo, à son indignation contre le traître. Mais la certitude consolante que son père vivait encore, le désir de le sauver et de sauver l’armée anglaise, soutenaient son courage. À peine rentrée sous sa tente, elle calcula qu’elle avait trois quarts d’heure d’avance sur Chapman dont les chevaux étaient pesamment chargés, et qui malgré les meilleurs guides, ne pouvait aussi vite que Bakaloo trouver sa route au travers des bois.
 
Sa résolution fut vite prise. Elle écrivit rapidement une longue lettre dans laquelle elle relatait tous les détails de la trahison de Chapman et où elle annonçait son départ pour la forteresse de Malingou où elle allait rejoindre le lieutenant Dalcester. Elle mit sur l’enveloppe le nom du capitaine Fordyce, un vieil officier très honnête et peu intrigant qui commandait en second sous les ordres de Chapman et ne faisait jamais parler de lui que par quelque acte d’obscure bravoure.
 
Miss Emmy alla réveiller ensuite le cornac Kalinga, lui mit quelques pièces d’or dans la main, en lui recommandant de porter la lettre qu’elle lui confiait au capitaine Fordyce et de ne la lui remettre qu’en mains propres.
 
– Je pars avec Bakaloo pour une excursion, ajoutât-elle. Ne t’inquiète de rien et sois fidèle.
 
L’Hindou s’inclina sans répondre, tout heureux des pièces d’or qui le faisaient presque riche. Miss Emmy, qui se sentait pleine de courage, réveilla sa femme de chambre écossaise, puis M. Montbrichard et son boy Goatimou.
 
Tous furent mis au courant de la situation et eurent vite emballé les papiers précieux, les bijoux et le bagage indispensable sans oublier les vivres, les armes et les munitions.
 
Bakaloo attendait la fin de ses préparatifs avec des frémissements d’impatience.
 
Il poussa un grognement de joie lorsque chacun eut pris place dans le haoudah. Dans l’intervalle, il avait mangé un sac de riz et mis à sec un baquet d’eau. Il était prêt pour de nouvelles fatigues.
 
M. Montbrichard, habitué à écouter docilement tout ce que disait miss Emmy, la suivit sans faire la moindre observation.
 
Mal réveillé, il ne comprenait pas encore trop au juste de quoi il s’agissait ; cependant il était intérieurement flatté de voir que ses prédictions au sujet de la trahison de Chapman s’étaient réalisées.
 
Bakaloo sortit du camp d’un pas délibéré. Une fois dans la forêt, miss Emmy lui répéta à plusieurs reprises le nom de George Dalcester, elle lui fit flairer un gant de Suède oublié par l’officier dans une visite.
 
L’éléphant fit entendre par un grognement qu’il avait compris, et il s’engagea d’un pas allègre dans le sentier tracé dans la forêt vierge par les convois de vivres qui se rendaient tous les deux jours de Ravadjah à Malingou.
 
La nuit était magnifique, on pouvait être rendu le lendemain à midi près du lieutenant Dalcester. Miss Emmy, bercée par le trot régulier du brave Bakaloo, s’endormit en rêvant à la délivrance de son père, en face de M. Montbrichard qui somnolait en souriant, tout comme s’il eût assisté à une séance de quelque ennuyeux conférencier.
 
Il y avait très peu de temps que Bakaloo avait quitté le camp, lorsque le capitaine Chapman rentra par la même porte, qu’il avait tout exprès, ce soir-là, dépourvue de sentinelles.
 
Le traître était heureux et fier, les millions du radjah le mettaient pour toujours à l’abri du besoin ; son fils Harry, depuis plusieurs jours retenu au lit par un commencement de fièvre, épouserait miss Emmy, à laquelle il aurait rendu le corps de son père. Son échec près du radjah ne le compromettrait guère près du lord vice-roi, puisqu’il ramènerait ses troupes presque intactes. Il se voyait déjà général et plus tard membre du Parlement. Mais sitôt qu’il en aurait le pouvoir, il se proposait de se mettre à la tête d’une nouvelle expédition et d’infliger à Khanda-Saïb une sévère leçon. Il tenait surtout à faire disparaître jusqu’au dernier témoin de sa trahison. Le radjah serait fusillé, ainsi que tous ses courtisans. Lyoni serait pendu, et quant aux cipayes qui l’avaient escorté lui-même, il les enverrait à l’avant-garde à la première affaire, et ils seraient décimés par les balles des ennemis.
 
Rentré dans sa tente sans avoir éveillé l’attention, il rangea lui-même son or et ses diamants dans deux grandes malles de fer, puis prenant par la bride le cheval qui avait apporté son trésor, il le chassa à coups de pierres, hors des limites du camp ; il ne doutait pas que l’animal, s’il n’était dévoré par les tigres, ne retournât d’instinct aux écuries du radjah, son maître. C’était déjà un témoin de supprimé.
 
Il regagnait sa tente à pas lents, lorsqu’il lui prit envie de faire un détour pour passer près de miss Emmy ; un pressentiment singulier le poussait de côté.
 
Il fut surpris de voir qu’aucune lumière ne brillait dans la chambre de M. Montbrichard ni dans celle d’Emmy. Il s’approcha, tourna le bouton de sa lampe électrique ; les courtines de toile blanche étaient relevées, et le mobilier en désordre annonçait une fuite précipitée. Il devint inquiet, et ses craintes redoublèrent, en constatant que l’écurie de Bakaloo était vide aussi ; il n’aperçut que le cornac Kalinga qui dormait, exténué et nu, les reins couverts d’un pagne, sur un monceau de paille de riz. Le pauvre Hindou, dans son sommeil, serrait précieusement de sa main droite la lettre qui lui avait été confiée, et qu’il devait remettre le lendemain au capitaine Fordyce.
 
Chapman tira doucement la lettre, reconnut l’écriture, et fit sauter le cachet de l’enveloppe d’un coup d’ongle nerveux. Il pâlit et dut s’appuyer au piquet de la tente en reconnaissant d’un coup d’œil que le récit de sa trahison se trouvait déjà là, comme par miracle, consigné par miss Emmy avec les moindres détails et adressé au plus vieux et au plus loyal de l’expédition. Il serra dans sa poche ce document compromettant, puis, les bras croisés il regarda Kalinga, dormant toujours d’un innocent sommeil qui découvrait l’émail de ses dents blanches.
 
– Je comprends tout, se murmura Chapman à lui-même. Cette enragée d’Emmy a, je ne sais comment, surpris mon entrevue de ce soir avec le radjah ; elle a dû se réfugier avec son éléphant, sa bonne et son vieux savant près du beau George Dalcester… Voilà tous mes projets mis à néant… Mais cela ne se passera pas ainsi ! J’y mettrai bon ordre… Emmy connaît mon secret, elle disparaîtra comme les autres. Que m’importe que j’obtienne sa fortune par mariage ou par succession ? Ne suis-je pas son plus proche parent… En s’engageant ainsi sans escorte dans la forêt vierge, elle me fournit un excellent prétexte. On la croira dévorée par quelque tigre.
 
Chapman se promenait avec agitation lorsque ses regards s’arrêtèrent de nouveau sur Kalinga endormi.
 
Ses sourcils se froncèrent, et il grinça des dents avec une effroyable expression de férocité.
 
– J’allais oublier ce misérable, murmura-t-il. Cette folle d’Emmy lui a sans doute tout raconté, par crainte que sa lettre s’égare. Eh bien, ce sera tant pis pour lui !
 
Chapman avait pris à sa ceinture un stylet triangulaire, à la lame aussi pointue qu’une aiguille. Il l’enfonça brusquement dans le cou bronzé de l’Hindou, sur le trajet même de l’artère carotide. Le poison subtil dont était imprégnée la lame, un cadeau de Lyoni, produisit rapidement son effet. Kalinga poussa un profond soupir, battit l’air des bras et des jambes dans une suprême convulsion et mourut en fixant son meurtrier, du globe livide de ses prunelles révulsées et blanches, pendant qu’un jet de sang noir s’échappait de son cou avec le glou-glou d’une fontaine. Chapman jeta un dernier coup d’œil au cadavre, dont la face se marbrait déjà de taches bleues, essuya soigneusement son stylet et sortit. Dehors il nettoya dans l’herbe mouillée de rosée ses bottes tachées de sang et regagna sa tente, décidé à bien dormir pour se reposer de tant de cruelles émotions et se préparer aux luttes du lendemain.
 
Mais quand les tambours et les cornemuses sonnèrent le réveil, il n’avait pas encore pu fermer l’œil.