Gustave LE ROUGE

| 2.06 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

 

Bakaloo marcha d’un pas égal, pendant le restant de la nuit. Brisés par la fatigue de la journée, les fugitifs, étendus côte à côte sur les coussins, dormaient d’un profond sommeil… Ce furent les premiers rayons du soleil qui les tirèrent de leur engourdissement. Ils étaient trempés de rosée. Tout autour d’eux la forêt s’éveillait avec ses mille rumeurs et ses mille voix.
 
Ils traversaient un bois de lauriers-roses, dont les larges fleurs, qui varient du blanc le plus pur au rouge pourpre, exhalaient un violent parfum d’amandes amères. Dans les branches, des oiseaux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, depuis le paon majestueux jusqu’au petit bengali qui niche au creux d’une feuille de bananier, secouaient joyeusement leurs ailes appesanties par l’humidité de la nuit. Le hibou radjouvala regagnait son trou, les caméléons et les lézards qui couvraient les branches d’un gros figuier banian, commençaient à faire une chasse active aux insectes aux ailes de nacre qui montaient par myriades de la terre caressée par les rayons.
 
Ce coin de la forêt était frais et embaumé comme un bosquet de paradis terrestre. Et comme Bakaloo montrait quelques symptômes de fatigue, miss Emmy décida que l’on ferait une courte halte. Elle aperçut un bouquet de canne à sucre sauvage dont les éléphants sont friands, qui procurerait un repas substantiel. Pendant ce temps, Goatimou ferait chauffer du café sur la lampe de voyage.
 
Tout le monde descendit du haoudah et bientôt une appétissante collation, composée de beurre, de jambon et de café fut disposée sur la racine saillante d’un baobab et attaquée avec appétit. Bakaloo de son côté ne perdait pas son temps. Il cueillait les cannes avec sa trompe, les cassait en éclats et les façonnait en petites bottes qu’il absorbait avec une rapidité merveilleuse. En peu d’instants, il ne resta rien du bouquet de cannes. Il allait en attaquer un second, situé à peu de distance de là, lorsqu’il s’arrêta soudainement. Il dressait les oreilles et aspirait l’air avec une inquiétude évidente. Il poussa une sorte de cri bref et se rapprocha de sa maîtresse et de M. Montbrichard dont le léger repas touchait à sa fin.
 
– Qu’y a-t-il donc ? demanda la jeune fille, en présentant quelques gâteaux secs à l’animal.
 
Bakaloo répéta pour la seconde fois son cri d’avertissement.
 
– Il nous prévient de quelque danger, déclara miss Emmy. Il a dû flairer dans le voisinage quelque tigre ou quelques ennemis.
 
– Vous avez raison, dit M. Montbrichard, Bakaloo se trompe rarement, il fait bon suivre ses conseils.
 
– Oui, remontons au plus vite dans le haoudah.
 
En un clin d’œil, les reliefs du déjeuner eurent disparu et chacun reprit sa place. Après avoir réfléchi un moment, Bakaloo quitta le sentier frayé par le passage des troupes du lieutenant Dalcester, et qu’on avait suivi jusqu’alors, il s’enfonça de nouveau en pleine forêt, à travers une futaie de bambous géants, presque sans feuilles et que l’on eût pu prendre de loin pour une forêt de mâts de navires, veufs de leurs agrès et de leurs voiles.
 
Il semblait en proie à une grande frayeur et fuyait avec une grande rapidité en poussant de temps à autre des barrissements qui pouvaient aussi bien être attribués à la terreur qu’à la colère.
 
– Je crains que nous ne soyons poursuivis, dit miss Emmy.
 
– Je crois plutôt, moi, répondit M. Montbrichard, qu’il s’agit d’une bande de tigres que notre monture cherche à éviter.
 
– Écoutez, interrompit tout à coup la jeune fille. On dirait dans le lointain le bruit d’une fusillade. Ô Seigneur, délivrez-nous !
 
Tous firent silence et prêtèrent l’oreille. Aucun doute n’était possible, les échos de la forêt répercutaient avec netteté les roulements d’une fusillade nourrie. Puis, il y eut une série de rugissements formidables, tels que miss Emmy ni aucun des fugitifs n’en avaient jamais entendu, Bakaloo tremblait comme la feuille.
 
– On doit chasser le tigre dans le voisinage, dit M. Montbrichard.
 
– Non, fit miss Emmy pensive, j’ai assisté souvent à des chasses au tigre avec mon père et je ne connais pas ce rugissement.
 
– Peut-être est-ce un lion.
 
– Il n’y en a pas dans cette contrée ; espérons que nous n’avons pas affaire à un éléphant sauvage traqué par les chasseurs. Ces animaux, quand la fureur les possède, sont les plus redoutables de tous. Bakaloo lui-même serait impuissant à nous défendre, dans le cas d’une pareille rencontre.
 
L’éléphant, les oreilles hérissées et vibrantes, la trompe en avant, avait encore une fois changé de direction. Il traversait maintenant une espèce de marécage, où il disparaissait presque dans les roseaux et les herbes géantes qui montaient jusqu’à son poitrail. La chaleur était intolérable. M. Montbrichard, malgré son casque de moelle de sureau et son couvre-nuque de toile blanche, fondait littéralement en eau. D’instant en instant il s’épongeait le front avec un mouchoir.
 
On marcha pendant toute la matinée à travers le marais. Il grouillait de reptiles de toutes sortes, et les fugitifs furent plusieurs fois effrayés des monstres qu’ils aperçurent. Là, des crocodiles se vautraient au soleil dans la boue et dans les roseaux ; plus loin, au bord d’une mare, toute une famille de tortues s’ébattait joyeusement, et donnait la chasse aux poissons et aux grenouilles. Mais ce qui terrifia le plus miss Emmy, ce fut la rencontre d’une dizaine d’horribles bêtes que l’on ne trouve que dans l’Inde et qui sont peut-être les derniers descendants des ptérodactyles. Qu’on se figure un lézard de presque un mètre de long, pourvu d’ailes pareilles à celles des chauves-souris, mais recouvertes d’écailles vertes ou grises ; une longue queue mince et effilée, des pattes munies de véritables doigts, et une sorte de fanon ou de goitre achevaient de donner à l’animal une physionomie fantastique. Il est couvert de verrues brillantes et il étincelle au soleil. On dirait une hideuse pierre précieuse, née de la fange et des poissons. Cet animal se nomme le draco et le muséum du Jardin des Plantes en possédait, il n’y a pas longtemps, deux exemplaires.
 
À la vue de ces animaux qui sautillaient et voletaient sur les branches d’une sorte d’eucalyptus, miss Emmy devint pâle de frayeur. M. Montbrichard eut toutes les peines du monde à la rassurer.
 
– Vous pouvez m’en croire, dit-il. Je vous donne ma parole de savant que ces animaux sont tout à fait inoffensifs ; leurs ailes leur servent plutôt de parachute pour sauter d’arbre en arbre, à la poursuite des insectes dont ils font leur nourriture ; ils ne sont pas venimeux et leur agilité ne les empêche pas d’être souvent la proie des serpents.
 
– Vous avez beau dire, vos lézards volants ont beau avoir toutes les vertus, ils m’inspirent une répugnance invincible ; heureusement que les voilà loin.
 
On commençait en effet de sortir du marécage, et Bakaloo, dont les pattes étaient couvertes de boue, s’arrêta sous la voûte ombreuse d’un beau bois de cèdres qui avaient jonché le sol d’une épaisse litière de fines aiguilles.
 
M. Montbrichard avait tiré sa montre, celle-là même que Lyoni lui avait subtilement dérobée, le lendemain de son arrivée à Bénarès.
 
– Il est maintenant plus de midi, murmura-t-il ; il fait si bon dans cet endroit que je vous propose de nous y arrêter deux ou trois heures. Nous y dînerons, nous nous reposerons un peu et surtout, à l’aide de la carte et de la boussole, nous tâcherons de nous rendre compte du chemin que nous avons parcouru.
 
Tout le monde accepta avec enthousiasme la proposition du vieux savant. On ouvrit le coffre aux provisions, on fit du feu et Bakaloo alla se rafraîchir dans une mare voisine et se mit à brouter avec appétit les plantes aquatiques des marécages.
 
Pendant que l’on préparait le café, M. Montbrichard avait étalé sur la mousse une carte d’Assam et se livrait à des calculs compliqués.
 
– Je crois, déclara-t-il enfin, que nous avons dû faire une dizaine de lieues, en dehors du chemin qui nous eût conduits à la forteresse de Malingou. Quant à vous dire où nous sommes, cela m’est tout à fait impossible, attendu que la carte que je possède porte la simple mention : territoires inconnus, forêt vierge. Vous avouerez que c’est tout à fait insuffisant.
 
Miss Emmy demeurait songeuse.
 
– Je n’ai qu’une crainte, dit-elle enfin, c’est que mon brave Bakaloo, effrayé par les coups de feu ou par quelque autre danger que nous ne soupçonnons pas, ne se soit mis en tête de nous ramener à Bénarès, en traversant tout le pays d’Assam.
 
– Vous croyez ?
 
– Il en serait fort capable et pourtant, je ne puis ni ne veux abandonner mon père, ni le lieutenant Dalcester, au milieu des dangers qu’ils courent.
 
– Je ne vous quitterai pas, je vous le jure… quelle que soit votre décision.
 
– Je vous remercie, mais Bakaloo, s’il s’est mis en tête de nous sauver malgré nous, ne se gênera pas pour employer la force. Comment savoir s’il est toujours dans la même disposition qu’hier ? Sans son aide puissante, nous ne demeurerions pas vivants un seul jour au milieu de cette terrible forêt.
 
Miss Emmy, si courageuse au début, semblait maintenant se désespérer. Son beau visage était tiré par la fatigue ; son énergie semblait, pour un instant, l’abandonner. M. Montbrichard, qui semblait, au contraire, prendre de jour en jour plus de goût à la vie d’aventures, parvint à lui remonter le moral par une foule de belles paroles.
 
– Allons, Miss, s’écria-t-il, rien n’est encore perdu. Je trouve, pour ma part, que tout va pour le mieux. Bakaloo vient de nous sauver des ennemis qui nous poursuivaient ; quand nous aurons fait une petite sieste d’une heure, il nous conduira certainement près du lieutenant Dalcester. Tenez, montrez à votre éléphant le gant de l’officier, répétez-lui son nom ainsi que vous l’avez fait hier soir, vous verrez qu’il comprendra parfaitement.
 
L’expérience aussitôt tentée eut un plein succès ; Bakaloo fit tout de suite comprendre à sa manière qu’il n’avait pas du tout oublié le but du voyage, et qu’il n’était pas une tête sans cervelle.
 
– Jamais, semblait-il dire, en agitant doucement sa trompe, je n’ai eu la folle idée de revenir à Bénarès, que me prête, je ne sais pourquoi, ma jeune maîtresse.
 
– Vous voyez, s’écria joyeusement M. Montbrichard, nous sommes d’accord. Une fois notre sieste terminée, nous allons nous remettre en route, et nous arriverons ce soir à Malingou.
 
Après quelques heures de repos, tout le monde reprit place dans le haoudah et Bakaloo s’orienta, renifla le vent et se remit en marche. M. Montbrichard, qui s’était muni de sa boussole de poche, constata avec joie que l’éléphant revenait sur ses pas et reprenait le chemin de Malingou, mais on obliquait légèrement vers le nord, afin d’éviter le marécage dont la traversée était dangereuse et fatigante. La première partie de l’après-midi se passa sans aucun incident. On continuait à marcher, à l’abri de la fraîche verdure des cèdres, par des sentiers et des clairières que n’embarrassaient ni ronces, ni broussailles et dont le sol était élastique et sec. M. Montbrichard estima qu’on pouvait avoir fait six ou sept lieues, lorsque Bakaloo donna des signes d’inquiétude et de nervosité. Il grondait sourdement, bondissait et changeait à chaque instant de direction, puis il faisait claquer ses défenses, ce qui est, chez les éléphants, le signe du mécontentement le plus vif.
 
Miss Emmy, la petite Écossaise, et Goatimou crurent distinguer, dans le lointain, le bruit du canon.
 
– On doit se battre dans les environs, dit M. Montbrichard, ou peut-être sommes-nous cernés par les troupes du radjah. Je m’explique très bien la colère de Bakaloo. Il est furieux de ne pas poursuivre sa route en ligne directe et il craint de manquer à la promesse qu’il nous a tacitement faite en nous emmenant presque par force dans la forêt.
 
– Mon Dieu, murmura miss Emmy à voix basse (car Bakaloo entendait et comprenait presque ce qu’on disait), pourvu qu’il ne se suicide pas, vous savez que les suicides d’éléphants ne sont pas rares. On en a vu se laisser mourir de faim, à la mort d’un maître bien-aimé ou lorsqu’ils avaient reçu quelque humiliation grave.
 
M. Montbrichard ne put s’empêcher de sourire. Il était fort sceptique à l’endroit du suicide des éléphants.
 
– Bakaloo est trop sage pour cela, se contenta-t-il de répondre, je vous assure que…
 
Un rugissement épouvantable réduisit au silence le vieux savant ; il semblait partir d’un cirque de rochers qui paraissaient être l’entrée d’un défilé.
 
– C’est quelque fauve blessé, murmura miss Emmy.
 
À la surprise de tous, Bakaloo se dirigea en galopant du côté d’où partaient les cris. Il s’écorcha aux épines d’un hallier d’orangers sauvages, barbota dans un étang, puis s’engouffra dans un ravin bordé de grands rochers de marbre bleu. Et tout à coup, au fond de l’excavation, deux éléphants sauvages apparurent couverts de sang, l’un avait une défense cassée, l’autre, sans doute moins dangereusement blessé, arrosait les plaies de son compagnon avec l’eau qu’il puisait de sa trompe à une petite source. Bakaloo s’était arrêté à distance respectueuse. Il poussait des grognements, agitait sa trompe, frappait du pied comme pour indiquer à ses congénères sauvages qu’il avait un moyen de soulager leurs douleurs.
 
Miss Emmy et ses amis, plus morts que vifs, se blottissaient au fond du haoudah : ils s’attendaient d’une seconde à l’autre à voir Bakaloo éventré, eux-mêmes lancés en l’air et piétinés par les deux colosses qu’exaspérait la souffrance.
 
Cependant Bakaloo s’était rapproché et lui aussi s’était mis à puiser de l’eau pour en rafraîchir les blessures de l’éléphant sauvage qui continuait toujours à pousser des rugissements de douleur et de colère. Brusquement, il saisit M. Montbrichard avec sa trompe et le déposa à terre, puis ce fut le tour d’Emmy, de Kate, l’Écossaise et de Goatimou. Enfin, renversant sa trompe en arrière, il désigna le coffre qui contenait les vivres et les médicaments.
 
– Que veut-il ? Que faut-il faire ? demanda miss Emmy avec égarement.
 
– Mais, voyons, c’est bien simple, cela saute aux yeux, dit M. Montbrichard avec une impétuosité tout à fait en dehors de son caractère et de ses habitudes. Vous voyez bien, Mademoiselle, que ces éléphants sont blessés et qu’ils souffrent ; Bakaloo ne nous a certainement amenés jusqu’ici que pour les panser comme vous l’avez pansé lui-même en plusieurs occasions. Soyez sûre que ces animaux ne nous feront aucun mal.
 
Convaincue par la parole vibrante de M. Montbrichard, plus éloquent mille fois que lorsqu’il avait prononcé son discours de réception, miss Emmy fit signe à Bakaloo de lui présenter sa trompe et, comme elle l’avait fait cent fois, tout enfant, par jeu, elle se laissa aller jusqu’au haoudah et redescendit, en moins d’une minute, avec la boîte de pharmacie. M. Montbrichard l’ouvrit, étala les appareils de la chirurgie élémentaire, les pinces hémostatiques, les bistouris, les aiguilles à sutures, le catgut et les seringues à injections hypodermiques. Débouchant une fiole de cocaïne, une de chloroforme, il s’approcha de l’éléphant le plus grièvement blessé et tamponna les plaies avec ces liquides anesthésiants. Le résultat fut magique. L’éléphant cessa ses plaintes, but une grande gorgée de l’eau de ruisseau et poussa un soupir aussi bruyant qu’un coup de vent d’ouest dans les corridors d’un vieux château. M. Montbrichard, enthousiasmé, fit délicatement l’extraction de plusieurs balles qui se trouvaient à fleur de peau, puis il appliqua sur chaque blessure des compresses cocaïnées, bien certain que son malade ne succomberait pas à l’application de l’anesthésique, comme il arrive si souvent dans les hôpitaux de Londres et de Paris. Enhardie par l’audace de M. Montbrichard, miss Emmy se rapprocha et remplit avec enthousiasme le rôle d’infirmière des éléphants. La petite Kate et Goatimou ne tardèrent pas à se joindre à elle et bientôt l’éléphant sauvage, tout à fait ranimé par l’absorption d’un litre d’eau de Cologne, se remit sur ses pattes et caressa ses bienfaiteurs avec sa trompe.
 
M. Montbrichard, entraîné par son zèle, profita des bonnes dispositions de son client. Il visita une seconde fois les blessures, posa quelques pinces, recousit quelques déchirures au fil d’argent et eut le bonheur d’extraire d’une des cuisses une balle explosive système dum-dum arrêtée en pleine chair.
 
– Je réponds de la guérison du malade, dit M. Montbrichard, toujours un peu facétieux. Je vais lui faire remettre demain ma note d’honoraires, et gare aux huissiers s’il ne paie pas !
 
L’exemple de M. Montbrichard avait eu un effet foudroyant. Kate, s’étant aperçue que le blessé avait eu la paupière éraflée d’une flèche, insistait pour lui laver les yeux à l’acide borique. Quant à Goatimou, il était allé cueillir une brassée d’herbes fraîches auxquelles il mêla quelques morceaux de sucre. Véritable repas de convalescent.
 
– C’est fort bien, s’écria miss Emmy, mais il faudrait s’occuper de l’autre blessé.
 
Bakaloo, qui semblait sourire de ses petits yeux bridés, opina de la trompe. Le second blessé, qui n’avait d’ailleurs été que légèrement atteint, fut soigné, pansé, désinfecté avec les mêmes précautions que son camarade. Il reçut, comme lui, une ration de fourrage et de sucre ; il parut très sensible à cette attention. Vivant en villageois au fond de ses forêts, il n’avait jamais savouré les produits de nos raffineries que sous forme de cannes.
 
Cependant Bakaloo recommençait à s’agiter avec inquiétude.
 
– Voyons, mon vieil ami, lui dit M. Montbrichard, en lui caressant la trompe, de quoi te plains-tu ? On fait ce que tu veux, on donne des consultations gratuites à tes coreligionnaires politiques, et tu murmures encore ? Tu fais de l’opposition ?
 
Bakaloo continuait à gronder sourdement et à frapper la terre du pied.
 
– Vous ne voyez donc pas, s’écria miss Emmy, que le soleil est au bas de l’horizon. La nuit va tomber ; Bakaloo s’impatiente pour nous.
 
– Eh bien ! En selle ! Donnons une dernière poignée de trompe à nos malades et partons.
 
À ce moment, Goatimou, qui était allé jusqu’au bout du ravin, arriva tout épouvanté.
 
– Je vois des feux briller à travers les branches, dit-il. Il y a certainement un campement dans la forêt. La route nous est barrée.
 
– Comment faire ? demanda M. Montbrichard.
 
– Essayons de passer, dit courageusement miss Emmy.
 
– Oui, c’est cela, nous voyagerons à la faveur de la nuit.
 
Tous remontèrent sur le dos de l’éléphant qui, sans raison apparente, poussait des gémissements mélancoliques et s’obstinait à ne pas démarrer. On eut bientôt l’explication de sa conduite.
 
Les deux éléphants sauvages s’étaient tout doucement avancés et, avec une sorte d’insistance polie, barraient le chemin à Bakaloo, malgré les bons arguments qu’il leur donnait, sans doute, en langue éléphantine.
 
Le soleil couchant, éclatant comme un feu de forge, illumina un instant l’entrée du défilé ; puis la nuit se fit très épaisse au fond de cet entonnoir de pierres où ne pouvaient pénétrer les rayons de la lune. Bakaloo s’était affaissé, immobile. M. Montbrichard et miss Emmy comprirent qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de chercher à se reposer un peu.
 
Ils étaient si fatigués, ils avaient passé par tant d’alternatives dans le cours de cette journée, qu’il ne leur restait plus assez de force pour lutter. Ils résolurent de remettre au lendemain toute tentative d’évasion.