Gustave LE ROUGE

| 2.09 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

 

CHAPITRE VIII

Le ravin était rempli, encombré, par des centaines, par des milliers d’éléphants sauvages qui se tenaient immobiles et silencieux, les contemplant ; la trompe basse, au milieu d’eux, Bakaloo, l’air honteux, la mine piteuse, restait à l’écart de ses congénères dont les dos mouvants et pressés formaient comme une mer brune et grise qui s’étendait jusqu’au fond de la perspective, bien loin, de l’autre côté du défilé.

 

Miss Emmy prit, en tremblant, le bras de M. Montbrichard et lui dit à l’oreille d’un ton plein d’anxiété :

 

– Qu’allons-nous devenir, que conseillez-vous ?

 

– Mademoiselle, soyez courageuse jusqu’au bout. Après les services que nous avons rendus aux éléphants, je crois que nous n’avons rien à craindre de leur part. Nous sortirons glorieusement de cette aventure. Le plus sage, à mon avis, est de remonter dans notre haoudah et de nous fier absolument à la protection de Bakaloo.

 

– Il n’y a pas autre chose à faire. Mais où va-t-il nous mener ?

 

– Je n’en sais rien. Nous sommes prisonniers des éléphants ; nous devons leur obéir, quitte à chercher ensuite à leur échapper.

 

Sous le regard scrutateur des éléphants toujours immobiles comme des statues de pierre, on s’installa ; puis, Bakaloo se mit lentement en marche comme plongé dans une tristesse profonde. À sa droite et à sa gauche marchaient les deux éléphants sauvages pansés par M. Montbrichard. Au lieu de se diriger vers la plaine par où il était rentré dans le ravin, Bakaloo s’engagea dans le défilé. Il franchit une suite de précipices aussi désolés, aussi nus et arides qu’un claim d’Écosse. À certains moments, les éléphants qui se suivaient étaient obligés de défiler un à un à travers des passages étroits, traverser des torrents ou des marais sur des pierres plates. Le paysage prenait un caractère nouveau et plus sévère. Plus de fleurs, plus de roseaux, plus de papillons et de perruches, mais de grands arbres tristes et nobles, au feuillage noir, des platanes, des cyprès, des baobabs et des chênes verts.

 

La pente du terrain s’adoucit. Ce furent des champs de canne à sucre sauvage, des bouquets de palmiers, des prairies traversées de mille petits cours d’eau. Tout autour, un cercle immense de montagnes, dernier contrefort de l’Himalaya, arrondissait ses cimes bleues à une hauteur extraordinaire, mais sans aucune solution de continuité. Le vaste pays enclavé entre ses quatre vastes montagnes était comme une île perdue au milieu du monde et dont les éléments étaient rois.

 

M. Montbrichard s’émerveilla.

 

– Je comprends, à présent, l’ingéniosité de ces animaux admirables. Le défilé que nous venons de traverser doit être la seule porte qui donne accès dans leur royaume. Ceux que nous avons soignés sont certainement les Spartiates de leur nation. Ils se sont fait blesser presque mortellement pour défendre leur patrie contre les chasseurs d’ivoire dans leur vallée bienheureuse ; ils doivent vivre loin du souci du dur travail, dans une paresse de méditation qui accroît de siècle en siècle le volume de leurs cerveaux. Pourquoi l’homme travaille-t-il ?

 

– Simple paradoxe, répliqua miss Emmy, à la fois émue et amusée. Vous-même, avec vos cinquante volumes, vous êtes un exemple du travail le plus assidu.

 

– En voyant l’ordre et la sagesse qui président en ce royaume, je serais tenté de le regretter.

 

– Savez-vous, dit miss Emmy à voix basse, que nous ne pourrons jamais sortir peut-être de ce cycle de montagnes et de roses qui nous tiennent comme dans un cercle magique ?

 

– Mais si – et M. Montbrichard hocha la tête paternellement –, tout cela finira très bien, j’en suis sûr. Fiez-vous-en à moi pour vous faire sortir d’ici. Mais, silence ! Il me semble qu’ils nous écoutent et qu’ils comprennent tout ce que nous disons.

 

On était arrivé au centre d’une esplanade couverte d’un gazon velouté, entourée de cyprès deux fois millénaires et qui semblaient être le lieu de réunion, l’agora des éléphants. Le Colisée n’est pas plus grandiose et le cirque de Marboré plus magnifique. Des arbres, dont cent hommes n’eussent pas pu ceinturer le tronc de leurs bras, montaient jusqu’à deux cents mètres, plus haut que les pyramides d’Égypte, et cachaient leur tête chevelue dans les derniers nuages.

 

Les éléphants avaient fait halte. Il y en avait de petits, d’un gris clair à la peau presque rose du lilas, qui cabriolaient comme de jeunes chevreaux et de très vieux aux vastes oreilles pendantes, dont la face était couverte de rides rugueuses et profondes, dont les yeux avaient des cils blancs et qui grattaient le sol de leurs longues défenses. De toutes les avenues de la forêt, de nouveaux éléphants arrivaient gravement.

 

M. Montbrichard avait lu dans les historiens de la décadence romaine que les éléphants étaient sensibles au charme de la beauté. Il en vit une preuve convaincante qui l’effara, lorsque miss Emmy, élégante et robuste, descendit du haoudah. La foule des pachydermes – et des milliers n’avaient certainement jamais contemplé une créature humaine – poussa un barrissement d’admiration qui retentit comme les flots de la mer contre les promontoires escarpés des îles et levèrent leurs trompes en signe de respect et de vénération.

 

Tout le monde était descendu. M. Montbrichard à tout hasard s’était muni de sa boîte de pharmacie. L’instant était solennel. Mais l’éléphant Bakaloo, qui gambadait joyeusement et dont les yeux avaient revêtu une expression particulière, rassurait miss Emmy. Après un long silence, trois éléphants sortirent de la foule. L’un avait une patte cassée ; l’autre portait au ventre une plaie déjà fourmillante ; le troisième, sans doute après une course imprudente dans le marais, était couvert de sangsues.

 

– Notre rôle est magnifique, s’écria miss Emmy. Nous allons soigner ces pauvres animaux, Monsieur Montbrichard, aidez-moi !

 

Le vieux savant eut, en un clin d’œil, étalé sa trousse sous le regard curieux des pachydermes. Il remarqua d’ailleurs avec satisfaction que ses deux clients de la veille se tenaient aux côtés de Bakaloo, prêts à défendre leur docteur contre toute agression. L’expérience avait été concluante. Les trois éléphants furent pansés de main de maître et regagnèrent leur place en grognant de satisfaction. Puis d’autres clients se succédèrent ; les uns avaient des écorchures ou des échardes, d’autres de simples contusions, voire des maux de dents. Quelques-uns ne souffraient que de vieillesse.

 

M. Montbrichard renvoya tout son monde content. Il se croyait sérieusement – et d’ailleurs il en était fier – devenu le directeur d’une clinique éléphantine. Miss Emmy et ses gens le secondaient de tout leur pouvoir. À la fin, il ne se présenta plus que quelques très petits éléphants qui s’étaient blessé le pied avec des épines. La foule s’était écoulée petit à petit et avait regagné ses pâturages verdoyants et ses champs de cannes à sucre. La vaste esplanade était tout à coup devenue déserte.

 

Il ne restait plus auprès de miss Emmy et de ses amis que le sage Bakaloo, qui semblait à la fois heureux et mécontent. Les deux premiers clients de M. Montbrichard s’étaient esquivés et il parlait déjà de confier sa créance à un homme d’affaires, lorsque les deux mauvais payeurs se présentèrent eux-mêmes et sans la moindre sommation.

 

Ils portaient des fagots de cannes à sucre, des régimes de bananes, des mangues, des ananas et jusqu’à une gerbe de riz. Ils avaient compris qu’ils devaient nourrir leurs bienfaiteurs. Miss Emmy les récompensa par le don de quelques morceaux de sucre et les caressa de sa main blanche. Puis ce fut une procession à n’en plus finir. Tous les éléphants que M. Montbrichard venait de soigner apportaient quelques présents. L’un tenait dans sa trompe un nid plein d’œufs de faisan, tout frais pondus ; un autre, une grosse tortue de marais, presque tous des fruits ou des raisins nourrissants. Il y en eut même un qui jeta sur le gazon le corps d’un petit tigre nouveau-né. Les éléphants semblaient avoir deviné les instincts carnivores de leurs hôtes.