| 1.1 - LA REINE DES ELEPHANTS
Ce soir-là, comme presque tous les soirs, le colonel sir John Printermont, commandant au nom de Sa Majesté britannique les troupes en garnison à Bénarès, se promenait en compagnie de sa fille, miss Emmy, dans la large avenue bordée de palais qui longe le Gange, le fleuve sacré des Hindous, dont les eaux bleues viennent battre le pied des escaliers de marbre. Tout entiers au ravissement de l’heure exquise, qui, dans ces climats, précède le coucher du soleil, le père et la fille se taisaient. Devant eux, un éléphant richement caparaçonné de soie brodée d’argent, écartait lentement de sa trompe la paresseuse cohue des indigènes au teint de cuivre rouge, aux yeux étincelants et comme enfiévrés. Bakaloo, tel était son nom, n’était pas un éléphant ordinaire. Capturé tout jeune quelque vingt ans auparavant dans les forêts du nord de la presqu’île par le colonel, alors simple lieutenant, celui-ci avait eu le caprice d’entreprendre lui-même l’éducation du pachyderme. Grâce aux conseils d’un vieux cornac, mort depuis, il avait complètement réussi dans sa tâche. Bakaloo n’avait jamais été battu ni maltraité. C’est seulement en faisant appel à son intelligence et à sa gourmandise que sir John était parvenu à l’apprivoiser. Jamais l’éléphant n’avait été soumis à de rudes travaux, jamais il n’avait traîné de pièces de canon, ni chargé de navires. Le colonel qui le traitait plutôt en ami qu’en serviteur en avait fait le compagnon de toutes ses expéditions contre les rebelles des montagnes et plusieurs fois lui avait dû la vie. Soigné, choyé, adulé, Bakaloo était devenu un animal presque historique. Il avait eu l’honneur de porter sur son dos le prince de Galles, devenu depuis le roi Édouard VII, dans une chasse au tigre demeurée célèbre et où le prince avait abattu trois fauves de sa main. Maintes fois les journaux avaient célébré l’intelligence de Bakaloo et le romancier Rudyard Kipling était venu l’étudier sur place avant d’écrire son fameux Livre de la Jungle. Lorsque sir John s’était marié, Bakaloo avait été de toutes les fêtes ; il avait promené les jeunes époux à travers les forêts et les ruines poétiques de l’Inde. Emmy, à peine âgée de quelques mois, avait perdu sa mère. Comme s’il eût voulu, à sa façon, consoler l’orpheline, Bakaloo s’était pris pour la fillette d’une tendresse extraordinaire. C’était lui qui, sous la véranda de bambou où grimpaient les lianes odorantes de la vanille et du jasmin, berçait l’enfant en remuant doucement sa trompe. Pendant des heures, sans se lasser, il agitait les ailes du panka suspendu au plafond et destiné à rafraîchir le sommeil de l’enfant, tout en la contemplant de ses petits yeux bridés pleins de choses mystérieuses et confuses comme ceux de la déesse Ganesa. En grandissant, Emmy s’était attachée à Bakaloo. Emmy avait alors dix-huit ans et son cher Bakaloo ne l’avait presque jamais quittée. Elle le bourrait de friandises, le caressait, le battait, le grondait, montant sans frayeur sur son dos, employant sa trompe docile à des cueillettes de fruits ou de fleurs au sommet des arbres, tandis que le brave animal continuait à la couver du regard paternel de ses petits yeux qui semblaient sourire. Pendant un voyage qu’elle avait fait en Europe, l’éléphant atteint du spleen avait failli mourir. Le colonel avait d’ailleurs une telle confiance dans son serviteur à grandes oreilles que lorsque Emmy n’avait que dix ou douze ans, il la laissait fort bien sortir seule dans les rues de la ville sous la conduite de l’éléphant. Certes, Bakaloo n’aurait pu tenir l’emploi de caissier dans une maison de banque, mais il y avait certaines monnaies dont il connaissait exactement la valeur. Passait-on devant un étalage de pastèques, d’ananas, de limons et de bananes, si la petite Emmy désirait se rafraîchir, elle tendait dans sa menotte une pièce de deux ou de six pence qu’il enlevait délicatement du bout de sa trompe et donnait au marchand, en ayant soin de choisir le fruit le plus beau et le plus mûr, celui qui était le plus au goût de la petite fille. Bakaloo était d’ailleurs un véritable personnage, vénéré des serviteurs hindous et même des domestiques anglais de sir John. Tous s’étaient aperçus qu’il ne faisait pas bon se moquer de lui. Je laisse à d’autres, a dit le savant zoologue indien Peno-Pei, le soin de compléter mon œuvre, on écrira peut-être le dernier mot sur l’homme ; sur l’éléphant, c’est impossible. Un jour un Hindou, nommé Lyoni, que le colonel avait pris à son service et dont la seule fonction était de renouveler la litière de Bakaloo, de le panser et de le pourvoir d’eau fraîche, de riz et de verdure, s’était avisé de supprimer les deux tiers de la ration de riz qu’il revendait chaque jour à un marchand du voisinage. Bakaloo, pendant longtemps, fit mine de ne s’apercevoir de rien, mais un jour que miss Emmy l’avait reconduit jusqu’à son écurie, il mena la jeune fille jusqu’à un coin du hangar de bambou où Lyoni avait caché sous la paille le produit de ses vols des jours précédents. – Eh bien ! s’écria Emmy, qu’est-ce que tu veux ? Je vois là du riz et de la paille, mais je ne comprends pas. Bakaloo eut un petit barrissement de colère. – Allons, tu n’es pas content, qu’y a-t-il ? L’éléphant balança sa trompe en continuant de faire entendre une voix irritée, pendant qu’Emmy le caressait doucement pour le calmer. – Explique-toi, lui dit-elle, je ne veux pas te voir aussi coléreux ! À ce moment, Lyoni apparaissait à une porte du hangar. En voyant sa cachette découverte, il fit un mouvement pour fuir, mais, prompt comme l’éclair, Bakaloo l’avait ceinturé de sa trompe et l’avait jeté rudement sur le sol, la face plongée dans les grains blancs du riz volé. Emmy avait compris. – Comment, coquin ! dit-elle à l’Hindou dont le visage basané était devenu gris de peur, tu voles le riz de mon éléphant ! Estime-toi heureux qu’il ne t’ait pas broyé le crâne d’un coup de patte. Lyoni, très conscient du danger qu’il courait (les histoires de cornacs assommés par leurs éléphants ne sont pas rares), s’était jeté en tremblant aux pieds de la jeune fille, tellement apeuré qu’il ne bégayait que des paroles entrecoupées, prenant à témoin de son innocence tous les dieux de la « trimourti » indienne, Brahma, le père des êtres, la sage Vichnou et Shiva la destructrice. Élevée par des serviteurs indigènes, Emmy parlait couramment les principaux dialectes de l’Inde. – Relève-toi, dit-elle à Lyoni, et suis-moi ! Bakaloo, comprenant sans doute qu’on allait lui rendre justice, avait repris son attitude paisible et caressait de sa trompe les beaux cheveux de sa jeune maîtresse. Miss Emmy s’était élancée vers les jardins où, sous un massif de jasmins à grandes fleurs et de « flamboyants » aux rouges corolles, le colonel était occupé à lire tout en fumant son houka dans le voisinage rafraîchissant d’un jet d’eau qui, après s’être élancé jusqu’au sommet des bananiers et des bambous géants, allait retomber en pluie diamantée dans un large bassin de marbre où nageaient des dorades de la Chine et de difformes poissons japonais couleur d’or et d’azur. Emmy, haletante de colère et de sa course rapide, tira son père par la manche et, en quelques mots, le mit au fait du larcin commis au préjudice du sagace Bakaloo. Le colonel sir John Printermont était d’un tempérament flegmatique ; il riait rarement et ne se mettait jamais en colère. – All right ! dit-il avec calme, en fermant son livre dont il marqua la page avec un coupe-papier de lapis-lazuli. Voilà, certes, un bel exemple d’observation animale ; j’en prends note, j’en ferai l’objet d’une communication spéciale à la Société royale de Londres. – Mon père, il faut commencer par punir le coupable. – Tu as raison. Et d’un pas aussi assuré que s’il eût marché à la tête de son régiment de highlanders, un jour de défilé, il se dirigea du côté des écuries, où il apercevait de loin le malchanceux Lyoni tenu en respect par l’éléphant. À la vue de son maître, l’Hindou s’était prosterné et se confondait en protestation. – Je te chasse, dit simplement le colonel. – Maître… – Sors de chez moi, à l’instant. Les serviteurs du colonel étaient nombreux, bien payés et peu chargés de besogne ; Lyoni perdait une bonne place. Il jeta sur Bakaloo un regard étincelant de haine. – Tu mériterais, continua le colonel, que je te fasse appliquer quelques coups de bambou sur les épaules pour te corriger, mais je crois que ce serait peine perdue. Lyoni ouvrit une grande porte qui donnait sur une rue peu fréquentée, bordée à droite et à gauche de hautes murailles, et il se disposait à partir sans demander son reste, lorsque Bakaloo s’avança comme pour lui barrer le passage. – Voyez, père, s’écria miss Emmy demeurée jusque-là silencieuse, Bakaloo veut sans doute nous montrer quelque chose. – Peut-être pense-t-il, répondit le colonel, en brave éléphant au courant des usages du pays, que Lyoni a mérité la bastonnade et attend-il le châtiment de son voleur. Tu sais qu’au dire des savants hindous, l’éléphant est le seul animal qui ait les sentiments qui se rapprochent de la justice. – Non, mon père ce n’est pas cela, voyez, Bakaloo nous fait signe avec sa trompe pour nous inviter à le suivre. – Suivons-le, nous verrons bien, je ne demande pas mieux, à la condition toutefois qu’il ne nous emmène pas trop loin. Le colonel et sa fille se mirent donc à la suite de l’éléphant et marchèrent derrière Lyoni qui paraissait plus que mécontent d’être ainsi escorté. À un moment donné, l’Hindou allongea le pas, Bakaloo marcha plus vite ; il s’arrêta, Bakaloo fit de même ; il essaya de tourner à gauche et de s’enfuir par une étroite venelle bordée de murs d’argile blanchis à la chaux et de haies de cactus épineux, mais l’éléphant lui barra le passage et le força de continuer sa route en droite ligne. – Voilà qui est curieux, murmura le colonel, cela commence à devenir intéressant. – Vous voyez, père, que j’avais raison, Bakaloo a certainement, comme on dit, une idée derrière la tête. Après dix minutes de marche, ils débouchèrent dans une rue plus large où s’élevaient quantité de petites boutiques étroites et basses. L’une d’elles était occupée par un vieillard à longue barbe grise coiffé d’un turban blanc. Son visage basané était sillonné de milliers de petites rides qui lui donnaient de prime abord un aspect vénérable, malheureusement démenti par de petits yeux sournois agités d’un clignement perpétuel. Bakaloo fit halte devant la boutique où s’étalaient des sacs de millet, de maïs, de sésame et d’autres grains du pays. Lyoni, croyant le moment propice, se mit à courir de toutes ses forces. Mais il n’avait pas eu le temps de faire vingt pas que Bakaloo, le cueillant pour ainsi dire du bout de sa trompe, le déposait dans l’intérieur de l’échoppe à côté du vieux marchand que l’arrivée du colonel semblait avoir plongé dans un trouble profond. – Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda sir John avec autorité. Lyoni et le marchand échangèrent un regard furtif et ne répondirent pas. – Eh ! mon père, ce n’est pas difficile à comprendre, dit Emmy, très amusée. C’est évidemment à ce vénérable négociant que notre filou vend, sans doute, depuis longtemps, le riz qu’il dérobe au pauvre Bakaloo. – Bigre ! Je n’y avais pas pensé, tu as plus de sagacité que l’éléphant lui-même ! – Je l’espère bien, répondit miss Emmy en riant aux éclats. Comme s’il eût voulu donner raison à sa jeune maîtresse, Bakaloo avait plongé sa trompe dans un sac de riz dont il faisait rapidement disparaître le contenu, avec de petits grondements de satisfaction. On eût dit un propriétaire rentrant tout à coup dans son bien après une inique spoliation. Le sac de riz se désenflait à vue d’œil. Le marchand levait les bras au ciel avec désespoir, mais sans oser tenter une justification difficile. Lyoni, plus mort que vif, baissait les yeux, épouvanté de voir que Bakaloo, après avoir vidé un premier sac de riz, en entamait un second, avec le paisible appétit de quelqu’un qui a payé d’avance. – Milord… balbutia enfin le marchand. – Qu’as-tu à objecter ? Pourquoi achetais-tu le riz volé à mon éléphant ? – J’ignorais… – Je n’en crois rien, je te reconnais parfaitement, tu m’avais été recommandé par Lyoni et tu m’as fourni quelque temps du grain et des fourrages. – Milord… – Silence, ma conviction est faite, tu es coupable et tu mérites d’être puni. Miss Emmy, que cette scène divertissait au plus haut point, intervint alors. – Père, dit-elle, que la punition ne soit pas trop sévère. – Rassure-toi, je consens, pour cette fois, à ne pas porter plainte, mais c’est à la condition que Bakaloo mange tout ce qui sera à sa convenance dans cette boutique. Lyoni et son complice, très rassurés par cette déclaration, se confondirent en remerciements et en révérences. Pendant ce temps, l’éléphant avait entamé son troisième sac, qu’il vida jusqu’au dernier grain. Puis, sans doute rassasié et satisfait de s’être fait rendre justice, il ne fit aucune difficulté pour reprendre le chemin du palais en compagnie de ses maîtres. Quelques jours après, ainsi qu’il se l’était promis, le colonel envoyait à Londres un savant mémoire sur ce trait extraordinaire d’instinct animal et l’anecdote faisait le tour de toute la presse européenne.
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