Gustave LE ROUGE

| 1.2 - LA REINE DES ELEPHANTS

 

 

Six mois s’étaient écoulés depuis cet événement.
 
Bakaloo, à qui un nouveau serviteur apportait chaque jour scrupuleusement sa ration de riz et de verdures fraîches, avait repris la sérénité majestueuse habituelle à ses congénères.
 
Au cours de la promenade entreprise par sir John et miss Emmy, il précédait ses maîtres du pas mesuré et calme d’un fonctionnaire, détenteur d’une bonne sinécure et qui se permet, par hygiène, une petite flânerie après ses heures de bureau.
 
Emmy et son père contemplaient avec plaisir le merveilleux spectacle de l’horizon et de la ville qu’ils connaissaient pourtant depuis de longues années.
 
L’air était tiède, comme sucré d’une odeur de miel à laquelle se mêlait un entêtant parfum de rose et de musc.
 
Il n’y avait pas un souffle de vent et les silhouettes des palmiers, des figuiers banians et des cèdres se dessinaient immobiles au-dessus de la masse rose et blanche des maisons, comme si elles eussent été peintes sur le bleu tendre et profond du ciel où de petits nuages se balançaient légèrement, tels des guirlandes de lilas et de jonquilles à la surface d’un lac.
 
Plus bas, c’était la ville. Bénarès, la ville unique avec ses temples de granit et de marbre, ses palais d’or pourpré, ses minarets et ses dômes ; tout l’harmonieux fouillis aussi touffu et aussi fleuri qu’une clairière de forêt vierge.
 
Tout le long du fleuve, dont les eaux transparentes réfléchissaient leurs façades sculptées, se succédaient des temples avec l’éblouissante complication de leurs vérandas, de leurs balcons et de leurs miradors.
 
Par des éclaircies, de nouvelles perspectives d’édifices s’entrevoyaient, radieux comme des visions, étincelants comme un rêve des Mille et Une Nuits.
 
L’eau du fleuve longeait des terrasses de temples, se caressait à des marches chargées d’une multitude de pèlerins en haillons venus des royaumes les plus lointains et occupés à prier ou à se purifier dans l’eau du fleuve sacré.
 
Les Hindous tiennent beaucoup à venir mourir dans leur ville sainte.
 
Çà et là on voyait fumer des bûchers d’incinération, des cadavres chargés de vautours passaient au fil de l’eau et sur toute la ville, endormie à l’ombre de ses jardins, planait une rumeur assourdie où les appels des cloches et des gongs se mêlaient au bruit lointain des cymbales, à la musique monotone des cantiques.
 
Sur l’avenue, la foule s’épaississait autour du colonel et de sa fille.
 
C’était toute une population bigarrée et silencieuse, aux gestes lents, au milieu de laquelle se détachaient nettement la haute taille et les habits rouges des soldats anglais, très raides sous leurs casques blancs.
 
On eût dit qu’il se trouvait là un échantillon de toutes les races de l’Inde, depuis le Mahratte jusqu’au Parsi, adorateur du feu.
 
Il y avait aussi des Chinois en robes de soie bleue ; des Japonais étriqués dans des vêtements à l’européenne ; des Arméniens aux longues lévites noires, des Persans coiffés d’astrakan, enfin des Siamois et des Annamites au chapeau pointu de rotin tressé.
 
À côté de ces spécimens, facilement reconnaissables, d’une race déterminée, il y en avait une infinité d’autres tout à fait impossibles à classer, tant leurs habits étaient troués, haillonneux et disparates.
 
Un vieillard à longue barbe, dont les pieds étaient gonflés par l’éléphantiasis, et qui s’appuyait sur deux bâtons, serrait autour de ses reins les débris d’un jupon à grandes fleurs, un autre portait un turban et des pantalons écossais à larges carreaux.
 
Plus loin, le costume d’un riche Hindou drapé de cachemire et de soie, au turban orné de pierreries, étincelait de mille feux.
 
Puis, c’étaient des enfants nus à la peau couleur de bronze, se roulant dans la poussière, des bayadères au nez traversé d’un anneau d’or, des parias humbles et honteux, des vaches sacrées devant lesquelles la foule s’écartait avec respect.
 
Partout, des milliers de marchands en plein vent offraient de petites idoles d’ivoire peint, des coffrets de bambou et de santal, des vases de cuivre rouge, des bâtons de parfum, des pyramides de fruits à l’odeur embaumée et jusqu’à des couteaux de Sheffield, des rasoirs et du savon anglais.
 
C’était un chatoiement étincelant, un éblouissement de couleurs vives, longuement caressées par le soleil, tellement baignées de ses rayons qu’elles avaient retenu un peu de sa splendeur ; toute la magie, enfin, de l’Extrême-Orient, éclatant et pittoresque, jusque dans les loques de ses mendiants.
 
Le colonel et sa fille admiraient silencieusement ce magique spectacle, lorsque miss Emmy demanda tout à coup à son père :
 
– Vous n’avez jamais eu de nouvelles de Lyoni, notre voleur de riz ?
 
Le colonel, évidemment ennuyé de cette question, fronça les sourcils.
 
– Lyoni ? fit-il avec un sourire de mauvaise grâce, mais ne sais-tu pas qu’il est au service de notre cousin, le capitaine Chapman, il paraît même qu’il est devenu son homme de confiance.
 
– Voilà qui m’étonne !
 
– Eh bien, moi, cela ne m’étonne pas ! Je sais que le fils du capitaine, le lieutenant Harry, te fait la cour – à cause de ta fortune, sans doute – mais les Chapman sont d’une branche de notre famille pour laquelle je n’ai jamais eu qu’une médiocre sympathie.
 
– Oh ! dit Emmy en riant, je ne me suis jamais sentie attirée vers mon cousin Harry par une bien vive inclination !
 
– Je l’espère bien !
 
– Peut-on vous demander, mon père, les raisons de cette secrète antipathie ?
 
– Tu les connaîtras plus tard.
 
Emmy n’insista pas. Le père et la fille demeurèrent silencieux, tout entiers à leurs pensées.
 
Tout à coup, l’éléphant Bakaloo s’arrêta net, le chemin lui était barré par un énorme rassemblement qui occupait toute la largeur de la rue et d’où partaient des cris tumultueux.
 
Légère comme un oiseau et curieuse comme une enfant, Emmy avait sauté sur une borne de marbre et, appuyée à l’épaule de son père, considérait la foule du haut de cet observatoire improvisé.
 
Bakaloo s’était rangé de côté, prêt à défendre ses maîtres, si cela devenait nécessaire.
 
– Que se passe-t-il donc ? demanda sir John.
 
– Père, je ne sais trop au juste, mais au milieu de la cohue, j’aperçois un vieux gentleman à longue barbe grise qui pousse les hauts cris et qui gesticule. Les indigènes le pressent et le bousculent, beaucoup se moquent de lui, d’autres l’injurient et le menacent.
 
– Il faut aller à son secours ! s’écria vivement sir John, qui de bonne heure avait habitué sa fille à ne pas craindre les Hindous et à se faire respecter d’eux.
 
– En avant donc ! dit gaiement miss Emmy. Allons, Bakaloo, ajouta-t-elle en caressant l’animal, fais-nous faire place dans la bagarre.
 
L’éléphant comprit très bien ce que l’on demandait de lui. Il poussa quelques barrissements de menace et s’engagea résolument dans la foule, qui s’empressa de faire place nette à son approche.
 
Puis, on avait reconnu sir John et son nom circulait de bouche en bouche ; le colonel était aimé et respecté de tous à Bénarès ; sa présence accéléra la débandade.
 
En quelques minutes, le rassemblement se trouva dissipé.
 
Emmy et son père purent se rapprocher de la victime de cette manifestation, tout ébahie de se voir si rapidement délivrée.
 
Lorsque sir John arriva près du vieillard qui venait d’être si vertement houspillé, celui-ci commençait à raconter ses malheurs à un sergent de la garde écossaise d’une taille gigantesque, qui, au dernier moment, avait, lui aussi, fendu la presse pour venir à son secours.
 
Tous deux faisaient force gestes, comme des gens qui ne parlaient pas la même langue.
 
– Ils n’ont pas l’air de très bien s’entendre, murmura miss Emmy.
 
– Ah ! mais, répliqua sir John, cela n’a rien de surprenant, je connais le sergent Mac Dunlop, qui appartient à mon régiment. C’est un brave soldat, mais il ne sait que l’anglais et le patois des Highlands, son pays natal.
 
– Tandis que ce vieux gentleman m’a tout l’air d’un Français… Ah ! le pauvre homme, on lui a cassé le verre de ses lunettes, son casque est aplati et son veston de flanelle souillé de poussière !
 
– Pourtant, il n’a lâché aucun des paquets dont il est chargé – et ce qu’il en a ! – un parasol, une gourde, un sac de voyage, des statuettes dorées et jusqu’à des rouleaux de papier et des livres !
 
À ce moment, le sergent Mac Dunlop aperçut son colonel et salua militairement, l’étranger se retourna vers les nouveaux venus et commença avec un déplorable accent :
 
– Milord ! Miss… Do you… do you…
 
Il n’arrivait pas à trouver sa phrase.
 
Sir John s’avança et, dans un français très correct :
 
– Pardon, Monsieur, dit-il, je vois que vous éprouvez quelque difficulté à vous exprimer en notre langue, mais, moi et ma fille, nous avons la chance de connaître la vôtre…
 
Et il ajouta avec un salut flegmatique :
 
– Je suis le colonel John Printermont.
 
– Colonel, répliqua l’inconnu en poussant un soupir de satisfaction, je suis enchanté, véritablement enchanté de faire votre connaissance. Vous avez devant vous – en fort piteux état d’ailleurs – Anatole Montbrichard, membre de l’Institut, de la Société nationale de Géographie, de la Société asiatique…
 
– Je vous connais de réputation, et vous me voyez ravi d’entrer en relation, ainsi que ma fille, avec un savant aussi illustre.
 
Pendant ce dialogue complimenteur, le célèbre Montbrichard avait posé à terre ses nombreux paquets, rajusté ses lunettes et retapé son casque tant bien que mal.
 
Il salua gracieusement miss Emmy.
 
– Madamoiselle, recevez les hommages d’un pauvre savant qui vous doit certainement la vie.
 
– Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, répliqua malicieusement la jeune fille, c’est mon éléphant ; c’est lui qui a mis en fuite vos persécuteurs et nous a permis d’arriver jusqu’à vous.
 
– L’éléphant sera récompensé, dit M. Montbrichard d’une voix magnanime, je lui constitue à partir d’aujourd’hui une rente viagère de petits pains au beurre et de morceaux de sucre.
 
– Voilà qui vous coûtera cher, fit le colonel toujours pratique, au taux où sont actuellement les rentes viagères. Vous n’ignorez pas que les éléphants vivent quelquefois plus de trois cents ans et notre Bakaloo est tout jeune.
 
Commencée de cette façon, la conversation était promptement devenue très animée et très cordiale, lorsque, tout à coup, M. Montbrichard porta la main à sa poche et poussa un cri sourd.
 
– Vous vous trouvez mal ? demanda le colonel un peu surpris.
 
– Pas du tout !
 
– Auriez-vous été piqué par quelque insecte ?
 
– Il s’agit bien de cela !
 
– Alors, je ne comprends pas.
 
Le vieux savant s’arrachait les cheveux sans même entendre les paroles de consolation et les questions qu’on lui prodiguait.
 
– Vlan ! Ça y est ! soupirait-il, ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! Mon portefeuille, mon carnet de chèques, mes lettres de recommandation, mon argent, ma montre, mes notes ! Pourquoi as-tu quitté ton appartement de la place Saint-Sulpice où tu étais si tranquille ?
 
– Je vois que l’on vous a volé, dit doucement miss Emmy.
 
– Mais oui, Mademoiselle, volé comme dans un bois ! L’argent, cela m’est encore égal, mais ce sont mes lettres de recommandation, mes notes, mes papiers !… Ah !… Mademoiselle, quel malheur !
 
– Cher Monsieur, permettez-moi de vous le dire, vous avez été imprudent. Pourquoi ne pas vous faire accompagner d’un guide ?…
 
– Mais j’en avais un, Mademoiselle. Je ne sais où il est passé, par exemple… ; un excellent guide, qui m’avait été recommandé par un officier anglais, un guide modèle, serviable, intelligent et connaissant la ville sur le bout du doigt. Je pense d’ailleurs qu’il va me rejoindre d’un instant à l’autre, il a dû être séparé de moi par la foule.
 
– N’y comptez pas trop, interrompit le colonel ; mais, j’y pense, avez-vous retenu le nom de ce serviteur exemplaire ?
 
– Comment, colonel, j’ai une mémoire excellente ! Il se nomme Lyoni ; oui, c’est bien cela, Lyoni !
 
– Lyoni ! s’écria le sergent Mac Dunlop, mais c’est le nom d’un des domestiques du capitaine Chapman !
 
– Précisément, c’est le capitaine lui-même qui me l’a recommandé.
 
– Alors je m’explique tout, répliqua le colonel d’un ton grave. Ce Lyoni est un maître filou. Mais rassurez-vous, Monsieur Montbrichard, je vais employer toute mon autorité à faire rendre gorge au voleur. Quant au capitaine Chapman…
 
Le colonel n’acheva pas.
 
Malgré les promesses qu’il venait de faire à M. Montbrichard, il était, au fond, humilié et furieux. Il savait fort bien qu’il ne serait guère facile de retrouver Lyoni. L’Indien était déjà sans doute en sûreté avec son butin dans les catacombes de quelque temple ou dans quelque bouge de la ville noire.
 
Pendant ce temps, miss Emmy, qui venait d’avoir une inspiration, caressait doucement Bakaloo en lui répétant avec insistance :
 
– Lyoni ! Lyoni ! va chercher Lyoni ! apporte-le-moi !
 
L’éléphant eut vite compris. La trompe en l’air, les oreilles dressées, il se jeta dans la foule d’un pas si rapide que le sergent Mac Dunlop, qui s’était mis à sa suite et qui, en sa qualité de montagnard, était excellent marcheur, avait grand-peine à le suivre.
 
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda sir John.
 
– Une idée à moi, répondit la jeune fille. J’envoie simplement Bakaloo à la recherche de Lyoni qui est pour lui une vieille connaissance.
 
– Drôle de pays, fit M. Montbrichard, en s’épongeant le front. Alors, il est de la police, votre éléphant ?
 
– Mais oui, dit le colonel. Et je suis surpris que les États européens ne confient pas à quelques éléphants de confiance le soin des services d’ordre, les jours de grand enterrement, de première sensationnelle à l’Opéra et de réunions électorales.
 
Sur le conseil de sir John, tout le monde s’assit à la terrasse d’une taverne.
 
Le patron tint à servir lui-même une rafraîchissante boisson.
 
La tisane de champagne, la glace pilée, les fraises et le suc d’ananas en formaient les principaux éléments.
 
M. Montbrichard déclara qu’il n’avait jamais rien bu de meilleur.
 
Un peu remis de ses émotions, l’honnête savant sirotait en amateur l’exquise boisson et se laissait aller au charme de ce beau soir des tropiques étincelant de jeunes étoiles et où les lignes du paysage semblaient de nacre et d’argent, sur un fond de velours infiniment lourd.
 
Il comprenait maintenant la paresse orientale et pourquoi, dans ces pays où l’air est parfumé et comme substantiel, le seul fait de la simple existence donne assez de bonheur aux habitants.
 
Les rumeurs de la ville s’étaient apaisées. Paresseusement, on discourait de Paris et de Londres, des théâtres et des idées du monde moderne qui, dans ce décor magique, apparaissaient à tous comme immensément lointain et presque inexistant.
 
– Vous savez, dit miss Emmy, que dans les Indes, nous sommes essentiellement noctambules. Nous en sommes quittes pour dormir pendant la journée.
 
– Voilà qui va changer vos habitudes, ajouta le colonel Printermont. Tout à l’heure, vous regrettiez amèrement votre logis du quai des Saints-Pères.
 
– Eh bien, maintenant, je ne le regrette plus, même plus du tout !
 
M. Montbrichard s’arrêta brusquement. Il venait d’entendre un bruit sourd et profond et il eut tout de suite la pensée d’un de ces tremblements de terre dont il avait lu la description dans Élisée Reclus et Charles Lyell.
 
Miss Emmy le rassura.
 
– Soyez tranquille. C’est simplement Bakaloo qui arrive au pas gymnastique.
 
– Oh ! yes, approuva flegmatiquement le colonel. C’est notre policeman qui vient au rapport.
 
Mais déjà la masse énorme de l’éléphant avait fait halte devant le bar et Bakaloo déposait, avec un barrissement triomphal, aux pieds de sa jeune maîtresse, l’Hindou Lyoni, qu’il avait cueilli dans la foule avec sa trompe et qu’il apportait avec autant de précautions que si on lui eut confié un œuf de Pâques.
 
Sir John Printermont ne se donna pas la peine d’interroger le filou ; sur un signe qu’il fit, deux agents de la police indigène fouillèrent Lyoni avec dextérité, déposèrent en face de M. Montbrichard les papiers et le portefeuille et mirent leur captif en lieu sûr sans écouter ses protestations.
 
On pense avec quelle joie M. Montbrichard rentra en possession de ses notes et de ses manuscrits. C’est alors qu’en considérant ses poches avec attention, il s’aperçut que l’étoffe de son pantalon et de son veston était déchiquetée comme à coups de ciseaux.
 
Le colonel lui expliqua du ton indifférent dont il ne se départait jamais que les pickpockets hindous, plus habiles que leurs confrères d’Europe, portaient dans le creux de la main une lame courte et fine, aussi coupante qu’un rasoir. D’un geste aussi rapide que celui des prestidigitateurs de profession, ils coupent l’étoffe et s’emparent du contenu de la poche sans que la victime se soit aperçue de rien[1].
 
M. Anatole Montbrichard admira beaucoup ce procédé. Il le nota sur ses tablettes et déclara naïvement que lorsqu’il lui prendrait l’envie de se faire voleur, ce serait un truc qu’il emploierait de préférence.
 
On ne sait jusqu’à quelle heure la conversation se serait prolongée, si le colonel ne s’était levé en se coiffant de son salako et n’avait déclaré que le repas devait être servi depuis longtemps dans la véranda du bungalow.
 


[1] Ce procédé importé des Grandes-Indes a été mis en usage, depuis quelques années, par les pickpockets anglais et français, mais il est encore peu usité.